Le glaucome du mélanoderme
De nombreux travaux épidémiologiques ont montré que la prévalence du glaucome primitif à angle ouvert était nettement plus élevée chez les sujets mélanodermes que dans des populations de peaux blanche ou claire. Ces études montrent également que le glaucome primitif à angle ouvert apparaît plus précocement, évolue plus rapidement et aboutit plus fréquemment à la cécité chez les sujets mélanodermes.
Épidémiologie
La fréquence du glaucome primitif à angle ouvert (GPAO) chez les sujets mélanodermes a été évoquée par plusieurs auteurs dès les années 1950 [1]. Ces 2 dernières décennies, plusieurs larges études épidémiologiques ont confirmé cette prévalence élevée. La première a été réalisée à Sainte-Lucie, île des Caraïbes où plus de 80% de la population est d’origine africaine [2]. La prévalence du GPAO y était extrêmement élevée et variait, en fonction des critères diagnostiques, d’environ 8,8 à 16%. Une étude assez similaire, réalisée chez 4 314 sujets de la Barbade (île des Caraïbes essentiellement peuplée de descendants d’Africains), retrouvait également un taux élevé de GPAO (6,8%) [3]. Une autre étude, évaluant à la fois la prévalence du GPAO chez des sujets afro-américains et des sujets d’origine européenne dans un district de la ville de Baltimore, montrait une prévalence 4 à 5 fois plus élevée chez les premiers (prévalence de 1,23 à 11,26% en fonction de la classe d’âge vs 0,92 à 2,16% pour les mêmes classes d’âge) [4]. Les études conduites sur le continent africain révélaient également une prévalence élevée, mais notablement plus faible que celles retrouvées dans les études réalisées dans les îles des Caraïbes ou aux États-Unis. Ces mêmes études épidémiologiques indiquent également que le GPAO se manifeste plus précocement chez les sujets mélanodermes.
Les glaucomes pigmentaires et pseudo-exfoliatifs sont dits être rares chez les sujets mélanodermes, cependant aucune large étude épidémiologique ne le confirme formellement. Les glaucomes par fermeture de l’angle sont également considérés comme peu fréquents chez ces mêmes sujets. Quelques études évaluent le taux de glaucomes par fermeture de l’angle par rapport au nombre total de cas de glaucomes dans des populations de sujets mélanodermes, et retrouvent en fait une prévalence assez élevée des formes chroniques de ces glaucomes.
Particularités cliniques
Anatomie de la tête du nerf optique
Chez des sujets sains mélanodermes, par comparaison avec des sujets de peaux claires, ont été mis en évidence une plus grande surface du disque optique, de plus grands diamètres horizontaux et verticaux du disque optique, un plus grand rapport cup/disc moyen, horizontal et vertical, une plus grande surface et un plus grand volume de l’excavation, ainsi qu’une plus grande profondeur maximale de l’excavation (figure). Chez des sujets hypertones et glaucomateux, c’est un plus grand rapport cup/disc moyen et vertical qui a été mis en exergue. L’étude prospective ADAGES (African Descent and Glaucoma Evaluation Study) est actuellement conduite aux États-Unis afin d’évaluer entre autres les différences d’anatomie de la tête du nerf optique entre des sujets mélanodermes et des sujets blancs, ainsi que l’évolution dans le temps de ces paramètres [5-7]. Les premiers présentaient un disque optique de plus grande taille (OCT : 2,47 ± 0,45 vs 2,26 ± 0,43 mm² ; HRT : 2,06 ± 0,47 vs 1,77 ± 0,39 mm²) et une excavation plus profonde (HRT : 0,63 ± 0,19 vs 0,55 ± 0,21 mm) que les seconds. La couche des fibres était plus épaisse chez eux et l’épaisseur maculaire ne différait pas significativement.
Fonction visuelle
De nombreuses études ont montré que, parmi des populations de patients glaucomateux, les sujets mélanodermes affichaient des déficits périmétriques plus précoces, plus sévères et plus évolutifs. De façon intéressante, plusieurs études ont également retrouvé que chez des sujets sains (pas d’atteinte glaucomateuse de la papille et pas de critères de glaucome à l’examen du champ visuel), les mélanodermes présentaient souvent des résultats plus médiocres : indices globaux (MD, PSD, etc.) plus faibles, points déficitaires plus nombreux, etc. [7]. Certains ont suggéré une différence constitutionnelle entre les différentes structures impliquées dans la fonction visuelle des sujets mélanodermes et des sujets blancs (notamment les cellules ganglionnaires rétiniennes), qui pourrait expliquer la facilité à développer un glaucome en cas de facteurs de risque de glaucomes associés (hypertonie oculaire, etc.). D’autres explications, sans doute plus rationnelles, sont proposées : présence dans une population dite saine de sujets présentant des déficits glaucomateux débutants en plus grand nombre chez les mélanodermes, caractère inadapté des bases de données normatives qui ont été établies essentiellement chez des sujets de descendance européenne, effet d’apprentissage plus important chez les sujets mélanodermes, et enfin facteurs socioculturels, notamment de langage, les consignes pour la réalisation d’un champ visuel étant souvent données en anglais dans ces études.
Facteurs de risques de glaucome
Pression intraoculaire
Les études évaluant la distribution des pressions intraoculaires (PIO) chez des sujets mélanodermes – et la comparant à celle de sujets blancs – donnent des résultats contradictoires. Un certain nombre d’études réalisées chez des sujets sains ou glaucomateux retrouvent des niveaux pressionnels plus élevés chez les personnes mélanodermes. Ainsi, la Barbados Eye Study indiquait une PIO moyenne de 18,7 ± 5,2, 18,2 ± 3,8, et 16,5 ± 3,0 mmHg chez des sujets mélanodermes, métis et blancs, respectivement [8]. Une PIO de plus de 21 mmHg était retrouvée chez 18,4, 13,6 et 4,6% des sujets mélanodermes, métis et blancs, respectivement. A contrario, l’étude récente ADAGES ne montrait pas de différences significatives de PIO (16,26 ± 3,90 mmHg pour les sujets mélanodermes vs 16,45 ± 4,48 mmHg pour les sujets de descendance européenne) chez 1 221 sujets [5].
Épaisseur cornéenne
Plusieurs études semblent montrer que les sujets mélanodermes, sains, hypertones et glaucomateux ont une épaisseur cornéenne plus fine [9].
Diabète
La prévalence du diabète et de ses complications, notamment oculaires, est sensiblement plus élevée chez les sujets mélanodermes que chez ceux d’origine européenne. L’existence d’une relation causale entre diabète et risque de développer un glaucome reste cependant controversée.
Hypertension artérielle
De nombreuses études semblent indiquer une prévalence élevée de l’hypertension artérielle chez les sujets mélanodermes. Néanmoins, l’existence d’un lien entre hypertension artérielle et risque de survenue d’un glaucome et la nature de ce lien restent également discutées.
Particularités évolutives du glaucome du mélanoderme
Les études épidémiologiques montrent que le GPAO apparaît plus précocement chez les sujets mélanodermes [2-4]. D’autres études prouvent également qu’à âge ou à stade de la maladie identique, ceux-ci présentent des déficits périmétriques ou des altérations de la tête du nerf optique et de la couche des fibres optiques plus importants, témoignant d’une sévérité plus marquée du glaucome dans cette catégorie [5-7]. D’autres encore révèlent également que le taux de progression des déficits glaucomateux est plus élevé chez les sujets mélanodermes, traités ou non, que chez ceux d’origine européenne [10]. De nombreuses explications peuvent être avancées pour expliquer cela : plus grande sensibilité aux différents facteurs de risque des différentes structures impliquées dans le développement d’un glaucome (cellules ganglionnaires rétiniennes, etc.), plus faible réponse aux traitements médicaux et chirurgicaux, médiocre accès aux soins, fréquents retards diagnostiques et plus faible observance aux traitements et au suivi.
Traitement du glaucome du mélanoderme
Médical
Les sujets mélanodermes possèdent une quantité plus importante de mélanine dans le corps ciliaire, la choroïde, l’épithélium pigmenté rétinien et éventuellement l’iris. De nombreuses molécules hypotonisantes se lient à la mélanine, réduisant ainsi la fraction libre et donc active de ces molécules. Des études récentes, réalisées avec des classes thérapeutiques actuellement utilisées (analogues de prostaglandines, alpha-2-agonistes, inhibiteurs de l’anhydrase carbonique topiques) ne semblent cependant pas montrer de différences significatives de réponse au traitement chez les sujets mélanodermes [11].
Trabéculoplastie laser
Peu d’études comparent l’efficacité du traitement par trabéculoplastie laser chez des sujets caucasiens et mélanodermes. Dans l’étude prospective multicentrique randomisée Advanced Glaucoma Intervention Study, le taux d’échec à 10 ans de la trabéculoplastie au laser argon était de 49,2% chez les sujets mélanodermes vs 52,5% chez ceux d’origine européenne (pas de différence significative) [12]. Aucune étude similaire n’a comparé l’effet de la trabéculoplastie sélective.
Chirurgies filtrantes
Des études évaluant le pronostic des chirurgies filtrantes (trabéculectomie, sclérectomie profonde non perforante, viscocanalostomie) chez des sujets mélanodermes montrent des taux de succès limités et plus faibles que ceux retrouvés chez des sujets blancs. Les études comparatives réalisées corroborent ces résultats : dans l’Advanced Glaucoma Intervention Study, la probabilité cumulée d’échec de la première trabéculectomie réalisée était de 31,9% chez les sujets mélanodermes vs 17,7% chez les sujets d’origine européenne [12]. Le risque de cicatrisation conjonctivale après une chirurgie filtrante étant plus élevé chez les sujets mélanodermes, les agents antimétabolites doivent donc être utilisés fréquemment et avec une application peropératoire prolongée.
À retenir
• Le glaucome primitif à angle ouvert est plus fréquent, plus précoce, plus sévère et plus évolutif chez les sujets mélanodermes que chez les sujets européens ou d’origine européenne.
• Une mesure de la pression intraoculaire et un examen soigneux de la tête du nerf optique doivent être systématiques lors de l’examen ophtalmologique d’un patient mélanoderme.
• La tête du nerf optique des sujets mélanodermes présente des particularités anatomiques (papilles de grande taille avec de grandes excavations), qui doivent être connues lors de son analyse.
• Les sujets mélanodermes ont des cornées plus fines, aboutissant à une sous-estimation de la pression intraoculaire mesurée.
• Le traitement et le suivi des glaucomes mélanodermes ne présentent pas de particularités majeures.
• La réponse aux nouvelles classes thérapeutiques telles que les analogues de prostaglandines ne semble pas être plus faible chez les sujets mélanodermes.
• La réponse à la trabéculoplastie sélective ne semble pas être plus faible chez les sujets mélanodermes.
• Le risque de cicatrisation conjonctivale après une chirurgie filtrante est plus élevé chez les sujets mélanodermes, et les agents antimétabolites doivent donc être utilisés fréquemment et avec une application peropératoire prolongée.
Références bibliographiques
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