La classe inversée : une pédagogie essentielle en 2023
Le cours magistral existe depuis des décennies et a bien fonctionné jusqu’à présent. Mais ce modèle d’enseignement est décrié depuis plusieurs années. Comme le soulignait Edgar Morin, « le premier des savoirs nécessaires à l’éducation du futur est celui de prendre conscience des cécités de la connaissance » [1]. Dans les années 2010, l’Université Laval à Québec a changé son paradigme d’un enseignement par connaissance vers un enseignement par compétence. Ainsi les cours de type magistraux facultaires sont devenus minoritaires au Québec. Aujourd’hui, en 2023, les enseignants ont-ils bien perçu qu’apprendre en écoutant une succession de cours était révolu et que les étudiants avaient changé ?
Une forte évolution générationnelle
La population estudiantine d’il y a 30 ans (ma génération) est différente de celle d’aujourd’hui. De l’enseignement supérieur dit élitiste, nous sommes passés à un enseignement de masse où bon nombre d’étudiants se retrouvent dans le supérieur par défaut et sans avoir les aptitudes intellectuelles attendues. Les compétences des étudiants, notamment primo-entrants, requièrent davantage d’accompagnement, nécessitent de les diriger dans une perspective d’autonomisation, de les suivre et les soutenir dans leur processus d’apprentissage [2].
La génération des étudiants qui ont entre 18 et 25 ans s’est construite dans un monde où la révolution numérique avait déjà eu lieu. Ils sont les étudiants en médecine actuels et les internes de demain. On les dit connectés, à l’aise avec la technologie. Cependant, leur mode de communication favori n’est pas l’écrit, mais la conversation en face à face, c’est-à-dire l’échange avec ou sans dispositif numérique. Ces étudiants ont aussi la capacité de mener de front plusieurs activités, comme apprendre ses cours et échanger des textos tout en écoutant de la musique. Une autre caractéristique de cette génération est la flexibilité. Cette flexibilité peut s’exprimer dans l’adoption d’horaires atypiques, de travail à distance ou hybride, mais aussi d’une productivité fondée sur des résultats et non des heures travaillées. Ces notions de connexion, polyactivité, conversation et flexibilité doivent impérativement être intégrées par l’enseignant s’il veut s’adapter à cette génération d’étudiants. En effet, ces étudiants actuels ne souhaitent pas un enseignant en face mais à leurs côtés, c’est-à-dire qui leur propose des activités d’apprentissage significatives et des challenges accompagnés.
Teaching ou learning
Les Anglo-Saxons distinguent l’enseignement (le teaching) de l’apprentissage (le learning). En France, il existe une confusion entre ces 2 termes. Dans le teaching – typiquement le cours magistral et approche magistro-centrée –, l’enseignant délivre son cours. L’information est transmissive, verticale et l’enseignant pense que l’étudiant maîtrisera le sujet en apprenant par cœur ce qu’il a entendu. Depuis la crise du Covid, de nombreuses plateformes de cours en distanciel ont vu le jour (Zoom, Gotomeeting, Microsoft Team, Google Classroom…). En distanciel, le rôle de récepteur donné à l’étudiant lui laisse tout loisir de s’adonner à d’autres activités pendant le cours : nous sommes clairement moins attentifs en distanciel que lors d’un cours magistral en live. Qui n’a jamais consulté ses courriels lors d’une session de cours en distanciel ?
Dans le learning – ou approche pédago-centrée –, l’enseignant accompagne l’étudiant dans son apprentissage, c’est-à-dire qu’il s’intéresse à ce qu’il fait et le guide dans son processus d’apprentissage : il est un facilitateur. L’enseignant met donc en place des conditions dans lesquelles l’étudiant pourra mieux apprendre en concevant des activités d’apprentissage ciblées [3]. Pour cela, il choisit des méthodes d’enseignement qui permettront aux étudiants d’acquérir des connaissances plus durables, plus en profondeur, et de développer des compétences. Cependant un certain nombre d’étudiants ne comprennent pas cette vision à long terme de l’enseignant : ils sont centrés sur leur réussite à l’examen, réussite qui signifie pour eux « connaître des contenus », car ils n’ont pas encore acquis la philosophie de la compétence et la rétention des connaissances pour le long terme.
Les TICE ont révolutionné l’enseignement
Pourquoi persister dans la croyance que seul l’enseignant permet de transmettre le savoir ? De quelle valeur est l’apport de l’enseignant qui propose en cours des notions que les étudiants peuvent découvrir par eux-mêmes hors de la classe (ouvrages, capsules vidéo) ? Qu’on le veuille ou non, les technologies de l’information et de la communication pour l’éducation (TICE) ont révolutionné l’enseignement et la posture académique de transmission verticale de l’information est révolue. Aaron Swartz écrivait : « L’information est un pouvoir, mais comme tous les pouvoirs, il y a ceux qui veulent le garder pour eux. Il est temps, dans la grande tradition de la désobéissance civile, de déclarer notre opposition au vol privé de la culture publique. Nous devons prendre l’information partout où elle est stockée et la partager avec le monde. » [4]. On parle, avec les TICE, d’externalisation des savoirs, disponible en tout temps, en tout lieu, via une connexion Internet. Cette externalisation est donc une opportunité car elle permet de repenser l’articulation entre apprentissage en distanciel et apprentissage en présentiel.
La classe inversée : un modèle devenu incontournable en 2023
L’enseignant en ophtalmologie, spécialiste du raisonnement médical en ophtalmologie, n’est-il pas mieux dans son rôle lorsqu’il aide l’étudiant à raisonner dans une « vision » d’ophtalmologiste (le jeu de mot est involontaire) ? Dans l’enseignement dit classique, ce raisonnement est relégué hors de la classe. Dans un dispositif de classe inversée, l’externalisation des savoirs permet un apprentissage à distance et le temps en présentiel permet de développer des processus intellectuels en lien avec les contenus du cours. En effet, dans la classe inversée, on apprend à la maison (externalisation des savoirs) et on fait des devoirs en classe dans des situations d’interaction entre étudiants et avec l’enseignant. Ainsi les fonctions cognitives de mémorisation et de compréhension sont mobilisées à distance et celles, plus complexes, d’analyse, de synthèse, d’évaluation sont sollicitées dans le cadre d’activités en présentiel encadrées par un enseignant (figure 1). Il ne s’agit pas d’une pratique nouvelle mais les effets conjoints de l’usage des TICE, de la prise de conscience de l’importance de la participation active de l’apprenant à ses apprentissages et la crise du Covid ont renforcé la réflexion de l’importance du travail en distanciel pour préparer le présentiel. Demander aux étudiants de travailler avant de venir en classe et pratiquer, lors de la classe, des activités pédagogiques pour mieux apprendre, trouver des réponses à des questions et se confronter à autrui suppose un changement de posture de la part des deux parties pour être en adéquation avec les attentes sociales et sociétales de ce début du xxie siècle (figure 2). À ce propos, la section France de l’AIPU (Association internationale de pédagogie universitaire) a organisé un colloque de deux jours, fin mars 2023, sur « L’hybridation des enseignements à l’université : au-delà de l’impact sur l’apprentissage des étudiants, un levier de développement professionnel pédagogique des enseignants ? ».
Pourquoi la classe inversée est-elle mieux que le cours magistral ?
Il existe une différence majeure de compétences entre les étudiants qui ont fait un stage en ophtalmologie et les autres. Cette réflexion vaut bien évidemment pour toutes les spécialités. Le fait d’avoir fait un stage permet d’apprendre la « vraie vie » et de vivre une expérience authentique ; on parle de contextualisation. La contextualisation rend les connaissances plus solides, plus durables. Comme le stage, la classe inversée, par la contextualisation, facilite les apprentissages en profondeur et permet d’atteindre des processus cognitifs plus complexes [5]. Elle permet aussi de mieux répondre aux besoins de la génération des étudiants actuels (connectés, polyactivité, conversation et flexibilité) et de mieux soutenir l’apprentissage des étudiants en difficulté (tableau) [6].
En pratique, comment fonctionne la classe inversée ?
Dans le modèle basique de la classe inversée, l’enseignant délègue la transmission des savoirs à un média (capsule vidéo, podcast), à un document de type PDF ou PowerPoint, ou encore à un lien hypertexte menant vers un livre, un article de revue. Charge aux étudiants, avant de venir en cours, de travailler seuls, ou mieux en groupe, selon des consignes explicites. Ainsi le cours sera consacré à des exercices, à la révision de compléments du cours, à l’interaction. Dans le niveau 2 de la classe inversée, on ne distribue plus les cours à travailler à la maison, on demande à l’étudiant de trouver lui-même l’information. Ainsi, lors du cours, en plus des exercices et de la révision des compléments de cours, on pourra discuter/comparer la qualité/ pertinence de l’information retrouvée par les étudiants.
À la faculté de médecine de Rennes, et c’est probablement le cas dans la plupart des facultés de médecine en France, il n’y a plus de cours magistraux pour les étudiants en second cycle. Le livre national, édité par le COUF (Collège des ophtalmologistes universitaires de France), est leur bible. En cours, on contextualise en groupe les connaissances que les étudiants ont acquises par eux-mêmes chez eux par des cas cliniques, des TCS (tests de concordance de scripts qui nous mettent dans un contexte d’incertitude), des KPF (Key Feature Problems qui soutiennent le raisonnement clinique et la prise de décision médicale), des vidéos de chirurgie afin de visualiser ce qui est indiqué dans le livre national. On s’approche ainsi d’une classe inversée.
Il en est de même pour les internes en ophtalmologie. Les internes de phase socle et de phase d’approfondissement disposent de capsules vidéo éditées par le COUF. Celles-ci sont les bases d’un travail à la maison. Depuis cette année, les internes de Paris bénéficient d’une classe inversée mensuelle puisque leur temps en présentiel est optimisé par une validation régulière des connaissances, suivie d’une discussion avec plusieurs experts.
J’ai expérimenté cette année le sujet « ptosis » en classe inversée au DIU (diplôme interuniversitaire) d’oculoplastie. Les étudiants avaient 3 articles courts à travailler et en cours, nous avons contextualisé par petits groupes. Vingt pour cent des étudiants n’avaient pas travaillé en amont (ce qui était attendu), 60% étaient très satisfaits et 40% satisfaits. De façon intéressante, 75% des étudiants ont souligné l’intérêt d’un travail en petit groupe en présentiel. « L’objectif du groupe, c’est d’ouvrir des pistes, d’émettre des hypothèses, ce qui ne peut se faire qu’avec d’autres que soi […]. Le point de vue des autres aide à envisager ce qu’on n’avait pas vu soi-même et à examiner la pertinence d’une proposition. » [7].
Conclusion
La classe inversée n’est pas une recette miracle et ne convient pas à tous les enseignements, ni à tous les étudiants. Il s’agit d’un état d’esprit qui vise à optimiser le temps en présentiel par des activités permettant un apprentissage en profondeur grâce aux technologies informatiques (TICE) qui nous libèrent de notre devoir de transmission. Elle contribue à soutenir et à développer l’engagement des étudiants dans leur apprentissage. Avec ce dispositif, l’interaction entre l’étudiant et l’enseignant prend une place essentielle, ce dernier jouant le rôle d’accompagnateur/facilitateur reconnaissant à l’étudiant sa capacité à être acteur dans son processus d’apprentissage. Elle s’inspire de ce que disait Albert Einstein : « Je n’enseigne rien à mes élèves, j’essaie seulement de créer les conditions dans lesquelles ils peuvent apprendre. »
Références bibliographiques
[1] Morin E. Les Sept Savoirs nécessaires. Revue du MAUSS. 2006;28:59-69.
[2] Le Bouëdec G, Du Crest A, Lhotellier A et al. L’Accompagnement en éducation et formation, Un projet impossible ? Paris, L’Harmattan. 2001.
[3] Brown G, Atkins M. Effective Teaching in Higher Education. London: Routledge. 1988.
[4] Lessig L, Swartz A. Celui qui pourrait changer le monde. Montreuil, éditions B42. 2017.
[5] Findlay-Thompson S, Mombourquette P. Evaluation of a Flipped Classroom in an Undergraduate Business Course. Business Education & Accreditation. 2014;6:63-71.
[6] Flumerfelt S, Green G. Using Lean in the Flipped Classroom for at Risk Students. Educational Technology & Society. 2013;16:356-66.
[7] Medioni, MA. Le travail de groupe. Cahiers pédagogiques des CRAP. 2004;424:24-6.