Quelle est l’évolution naturelle d’un glaucome ?

Connaître l’évolution naturelle d’un patient glaucomateux, mais aussi celle d’un sujet sain ou hypertone, sont des notions fondamentales, car elles nous permettent ­d’élaborer notre stratégie thérapeutique et d’estimer le pronostic de la maladie. En effet, même au sein de ces 3 groupes, cette évolution naturelle n’est pas homogène. L’enjeu de notre suivi est de détecter les patients dont le pronostic visuel est menacé de handicap, afin d’optimiser une prise en charge individualisée et de déterminer la pression intraoculaire (PIO) cible.

Dans le cas d’un nerf optique normal

Le nerf optique d’un individu sain est composé en moyenne de 1,2 (0,75 à 1,5) million d’axones de cellules ganglionnaires rétiniennes (CGR). Des analyses histologiques de la rétine humaine ont mis en évidence une perte physiologique, liée à l’âge, de ces CGR, de l’ordre de 0,6%/an [1].

De cette constatation découlent 2 principes fondamentaux du suivi et de la prise en charge d’un patient hypertone ou glaucomateux :
- la PIO cible doit être d’autant plus basse qu’un individu est jeune et/ou que le glaucome est déjà avancé, car il faut tenir compte de cette perte physiologique inévitable qui vient s’ajouter à la perte glaucomateuse ;
- l’évolution d’un glaucome ne peut être que ralentie, mais jamais totalement stoppée, car même en cas d’abaissement pressionnel optimal, le nombre des CGR décroît de façon physiologique.

Chez un patient hypertone non glaucomateux

Une des grandes études prospectives randomisées ayant analysé l’évolution naturelle d’une hypertonie ­oculaire est l’OHTS (Ocular Hypertension Treatment Study) [2,3], dans laquelle 1 636 patients hypertones non glaucomateux ayant une PIO comprise entre 21 et 32 mmHg ont été inclus et suivis pendant 13 ans. Dans le premier volet de cette étude, 819 de ces patients étaient suivis sans traitement pendant 5 ans [2]. Parmi eux, le taux moyen de conversion de l’hypertonie oculaire vers un glaucome (GPAO) était de 9,5% (contre 4,4% lorsque la PIO était abaissée de 20% ou plus) (figure 1). Ce risque atteignait 40% chez les patients à haut risque de conversion glaucomateuse (multiples facteurs de risque de glaucome) [3] (figure 2).
L’OHTS et l’EGPS (European Glaucoma Prevention Study) [4] ont en effet identifié des facteurs de risque significativement associés à une conversion glaucomateuse parmi lesquels nous retiendrons :
- l’âge (augmentation de la prévalence du glaucome de 7,2% au-delà de l’âge de 65 ans) ;
- le niveau de la PIO (+10% de risque de conversion glaucomateuse par mmHg ajouté à la PIO initiale) ;
- une épaisseur cornéenne centrale inférieure à 510 µm ;
- le rapport C/D vertical (+19% de risque pour toute augmentation du rapport de 0,1) ;
- l’indice PSD (+13% de risque pour toute élévation de 0,2 dB).
Notons par ailleurs les autres facteurs de risque connus de conversion glaucomateuse : myopie forte, pseudo­exfoliation capsulaire, syndrome de dispersion pigmentaire, ethnie (mélanodermes), antécédents familiaux de glaucome, facteurs vasculaires (hypotension artérielle, migraine, syndrome de Raynaud, vasospasme, etc.).
L’identification de ces facteurs de risque a permis de mettre au point un calculateur de risque de survenue du glaucome [5] prenant en considération la mesure de la PIO, l’épaisseur cornéenne centrale, le PSD (mesuré par champ visuel automatisé) et le rapport C/D vertical.

Chez un patient glaucomateux

Pour des raisons éthiques, très peu d’études se sont intéressées à l’évolution naturelle (c’est-à-dire en l’absence de traitement) d’un patient glaucomateux.

GPAO débutant et modéré récemment diagnostiqué
L’étude EMGT (Early Manifest Glaucoma Trial) a étudié pendant 6 ans l’évolution naturelle de patients atteints d’un glaucome nouvellement diagnostiqué, débutant à modéré (MD moyen -4 dB), dont la PIO était inférieure à 30 mmHg (PIO moyenne de 20 mmHg) [6] (figure 3). Parmi les 255 patients inclus, 126 ont été suivis sans traitement et 129 ont bénéficié d’un abaissement pressionnel de 25% ou plus (trabéculoplastie + collyre bêtabloquant). Une progression était constatée chez 62% des patients non traités, contre 45% chez les patients traités (p = 0,007). Cette progression survenait plus précocement dans le groupe non traité (66 mois versus 48). Chaque mmHg de diminution de la PIO était associé à une baisse d’environ 10% du risque de progression du glaucome.

Cette étude a donc démontré qu’un traitement précoce du GPAO débutant à modéré permettait de réduire significativement le risque de progression de la maladie, et de gagner 8 mois quant à la survenue du glaucome. Elle a également mis en évidence le fait que la vitesse de progression du glaucome était corrélée au niveau de la PIO initiale, à la profondeur des déficits du champ visuel, à l’âge du patient et à la présence d’un glaucome ­exfoliatif.

L’étude UKGTS (United Kingdom Glaucoma Treatment Study), similaire en termes de critères d’inclusion, a ­compa­ré la survenue d’une progression glaucomateuse chez des patients traités par latanoprost versus placebo (461 patients inclus). L’analyse intermédiaire à 2 ans objectivait une progression des déficits chez 25,6% des patients sous placebo versus 15,2% des patients traités par latanoprost (abaissement pressionnel de 19% avec latanoprost versus 4% avec placebo à 2 ans). L’introduction précoce d’un traitement hypotonisant a donc permis de réduire de 41% le risque de progression de la maladie, et de reculer significativement le délai de survenue de cette dernière (HR 0,44 ; p = 0.0003).

GPAO avancé
La vitesse de progression d’un glaucome avancé est plus rapide que celle d’un glaucome modéré et, a fortiori, débutant. Si, pour des raisons éthiques, aucune grande étude de cohorte n’a évalué la progression naturelle de cette catégorie de patients, des études animales ont montré que des mécanismes biochimiques (stress oxydatif, ischémie, excitotoxicité, dégénérescence mitochondriale, carence de neurotrophine, etc.) et structurels (désorganisation du tissu neuroglial) étaient à l’origine d’un emballement de la maladie à mesure que cette dernière progressait.

L’étude AGIS (Advanced Glaucoma Intervention Study) a néanmoins démontré qu’à l’issue de 6 ans de suivi, une réduction pressionnelle forte avait permis de stabiliser la dégradation du champ visuel (PIO inférieure à 18 mmHg à chaque visite et PIO moyenne de 12,3 mmHg pour le groupe de patients dont le champ visuel était considéré comme stable) [7] (figure 4).

Glaucome à pression normale
Les glaucomes à pression normale (GPN) ont la particularité d’offrir une rapidité de progression très inférieure à celle des autres glaucomes (hypertensifs). On estime cette dernière à 0,36 dB/an versus 1,3 dB/an pour des glaucomes hypertensifs [6].
La CNTGS (Collaborative Normal Tension Glaucoma Study) [8], concernant 140 patients atteints d’un GPN et suivis durant 4 ans, nous enseigne qu’en l’absence de traitement, 35% des patients atteints d’un GPN présentent une évolution à l’issue des 4 ans de suivi. Un abaissement pressionnel de 30% ou plus permet de réduire cette proportion de patients évolutifs d’un facteur 3 (12% seulement de patients évolutifs parmi les patients ­traités).

Les facteurs de risque de progression du GPN sont :
- la valeur de la PIO initiale (bien que cette théorie soit controversée) [9] et l’amplitude de ses fluctuations [10] ;
- l’importance de l’atteinte glaucomateuse initiale [10] ;
- les facteurs non pressionnels : migraine (risque multiplié par 2,58) [9], sexe féminin (risque multiplié par 1,85) [9], les causes de réduction de la pression de perfusion oculaire (hypotension artérielle nocturne, sténose carotidienne, vasospasme, etc.).
Le rôle du syndrome d’apnée du sommeil, de la ­myopie forte ou encore d’une hypotonie du liquide céphalorachidien sont discutés.
Enfin, il semble que les antécédents familiaux de ­glaucome n’influent pas sur le rythme de progression des GPN en dépit de leur influence sur la prévalence de la maladie [9].

Les points forts
- De façon physiologique, un nerf optique perd chaque année 0,6% de ses cellules ganglionnaires.
- Chez le patient hypertone, le taux moyen de conversion glaucomateuse est de 9,5% à 5 ans, mais ce risque atteint 40% chez les patients à haut niveau de risque [2,3].
- Les facteurs de risque de conversion glaucomateuse sont les suivants : âge, niveau de PIO, pachymétrie fine, rapport C/D vertical augmenté, élévation du PSD, myopie forte, pseudoexfoliation capsulaire, dispersion pigmentaire, mélanodermie, antécédents familiaux de glaucome, facteurs vasculaires.
- Chez le patient glaucomateux débutant à modéré, une progression de la maladie est constatée dans 62% des cas en l’absence de traitement. Un abaissement pressionnel de 25% permet de réduire ce risque à 45% et chaque mmHg gagné réduit de 10% le risque de ­progression [6].
- Le rythme de progression naturelle d’un glaucome avancé est plus rapide que celui d’un glaucome modéré et, a fortiori, débutant (emballement de la maladie), et une PIO moyenne de moins de 12 mmHg permettrait de stabiliser les déficits [7].
- Le GPN présente naturellement un taux de progression lent de l’ordre de 0,36 dB/an [6]. Un abaissement pressionnel de 30% ou plus permettrait de stabiliser les déficits [8]. Les facteurs de risque de progression du GPN sont les suivants : PIO initiale plus élevée, fluctua­tions de la PIO, importance des déficits, sexe ­féminin, migraine, hypotension artérielle, sténose carotidienne, vasospasme.

Références bibliographiques
[1] Balazsi AG, Rootman J, Drance SM et al. The effect of age on the nerve fiber population of the human optic nerve. Am J Ophthal­mol. 1984;97(6): 760-6.
[2] Kass MA, Heuer DK, Higginbotham EJ et al. The Ocular Hyper­tension Treatment Study: A randomized trial de­termines that topical ocular hypoten­sive medication delays or pre­vents the onset of primary open-angle glauco­ma. Arch Ophthalmol. 2002;120(6):701-13; discussion 829-30.
[3] Kass MA, Gordon MO, Gao F et al. Delaying treatment of ocular hyperten­sion: the ocular hypertension treatment study. Arch Ophthalmol. 2010;128 (3):276-87.
[4] Ocular Hypertension Treatment Study Group ; European Glaucoma Preven­tion Study Group, Gordon MO et al. Validated prediction model for the deve­lopment of primary open-angle glaucoma in individuals with ocular hyper­tension. Ophthalmology. 2007;114(1):10-9.
[5] Medeiros FA, Weinreb RN, Sample PA et al. Validation of a predictive model to estimate the risk of con­ver­sion from ocular hypertension to glaucoma. Arch Ophthalmol. 2005;123 (10):1351-60.
[6] Heijl A, Leske MC, Bengtsson B et al. Reduction of intra­ocular pressure and glaucoma progression: Results from the Early Manifest Glaucoma Trial. Arch Oph­thalmol. 2002;120(10):1268-79.
[7] The Advanced Glau­co­ma Intervention Study (AGIS): 7. The relation­ship between control of intra­ocular pressure and visual field deterio­ration.The AGIS Investigators. Am J Ophthalmol. 2000;130(4):429-40.
[8] Comparison of glau­co­matous progres­sion bet­ween untreated patients with normal-tension glaucoma and patients with therapeu­tically reduced intraocular pressures. Colla­borative Normal-Tension Glaucoma Study Group. Am J Ophthalmol. 1998; 126(4):487-97.
[9] Drance S, Anderson DR, Schulzer M; Collaborative Normal-Tension Glau­coma Study Group. Risk factors for progression of visual field ab­normalities in normal-tension glaucoma. Am J Ophthalmol. 2001;131(6): 699-708.
[10] Nakagami T, Yamazaki Y, Hayamizu F. Prognostic factors for progression of visual field damage in patients with normal-tension glaucoma. Jpn J Ophthalmol. 2006;50(1):38-43.

Auteurs

  • Muriel Poli

    Ophtalmologiste

    Centre ophtalmologique Pôle Vision Val d’Ouest, Ecully ; Centre hospitalier universitaire Lyon-Sud, Pierre Bénite

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