Mécanismes expliquant la myopisation chez l’enfant
Les consultations d’ophtalmologie pour freiner la myopie se multiplient en Europe, avec un temps de retard par rapport à l’Asie, à la fois concernant l’évolution de l’incidence de la myopie, et l’évolution de sa prise en charge chez l’enfant. Comprendre les mécanismes conduisant à la myopie est non seulement un préalable évident à la prescription d’un traitement freinateur, mais aussi la clef de la prévention primaire, essentielle dans les fratries des enfants déjà atteints. En l’absence de politique de santé publique spécifique sur ce sujet, cette prévention de la myopie repose actuellement essentiellement sur des conseils d’hygiène de vie que nous, ophtalmologistes, avons le devoir de donner aux parents d’enfants à risque de myopie.
Trois grands types de myopie
D’emblée, il importe de classer les myopies axiles en 3 grands groupes : les myopies congénitales, les myopies évolutives syndromiques et les myopies évolutives non syndromiques.
Les myopies congénitales sont l’une des principales expressions des collagénopathies, un groupe de maladies rares dont le chef de file est le syndrome de Stickler. Ces maladies sont (sauf exception) de transmission dominante autosomique. La myopie, souvent extrême, est présente dès la naissance ; elle résulte d’une croissance excessive du globe in utero, du fait d’anomalies de collagènes contrôlant cette croissance. Elle s’associe à des anomalies du vitré (ce sont des vitréorétinopathies). Le risque de décollement de la rétine est important et doit justifier une surveillance spécialisée à vie. Aux anomalies oculaires s’associent variablement des anomalies ostéoarticulaires et auditives.
La myopie évolutive n’est pas présente à la naissance ; au contraire, elle succède en règle générale à une hypermétropie physiologique chez le nourrisson. Toute myopie évolutive sévère doit faire évoquer la possibilité d’une cause syndromique, particulièrement quand l'acuité visuelle n'est pas optimale. Il convient de s’assurer de l’absence de nystagmus, d’anomalies associées de l’acuité visuelle, de la sclère et du cristallin notamment. Le diagnostic d’héméralopie essentielle (récessives autosomiques ou liées à l’X) est facile devant l’association d’une héméralopie, d’un nystagmus souvent très discret, d’une myopie évolutive et d’une rétine par ailleurs normale cliniquement et à l’imagerie multimodale ; il est plus difficile quand l’un des signes cardinaux vient à manquer, ce qui est fréquent. Le diagnostic est confirmé par l’électrorétinogramme global. Les anomalies réfractives du syndrome de Marfan (dominant autosomique), une fibrillinopathie, résultent non seulement de la fréquente ectopie cristallinienne, mais aussi d’une myopie évolutive associée. Les autres causes sont rares.
Enfin, beaucoup plus fréquentes, multifactorielles, les myopies évolutives non syndromiques sont le sujet de cet article et de ce dossier.
Facteurs génétiques des myopies évolutives non syndromiques
L’existence de facteurs génétiques rend compte de l’existence de « familles de myopes » et d’une partie des différences d’incidence entre les régions du monde (entre l’Extrême-Orient, très touché, l’Europe et l’Amérique du Nord, moyennement touchées, et l’Afrique, très peu touchée). Une trentaine de loci (et plus d’une centaine de gènes) associés à la myopie ont été mis en évidence à ce jour ; de nouveaux le seront demain. En combinant les variants présents chez un individu donné, il sera bientôt possible d’établir des scores de prédisposition génétique à la myopie et d’adapter individuellement les stratégies de suivi et de prévention.
Facteurs environnementaux des myopies évolutives non syndromiques
Le premier facteur environnemental à être mis en évidence a été la durée des études supérieures. L’étude GUTENBERG notamment, portant sur 15 010 sujets suivis prospectivement pendant 5 ans en Allemagne, a clairement démontré une nette corrélation entre équivalent sphérique et durée des études (médiane = +0,56 D chez les sujets sans qualification professionnelle ; -0,56 chez ceux ayant un diplôme universitaire). Cela a été confirmé par plusieurs autres études, le facteur déterminant apparaissant être la durée de travail de près. Dans une expérience célèbre publiée en 1987, Schaeffel, Glasser et Howland démontraient que chez des poussins, le port de verres négatifs entraînait une croissance excessive de la longueur axiale. L’hypothèse formulée alors était qu’un excès d’accommodation serait responsable de la croissance du globe. Une série d’études plus récentes a montré que cette croissance était en fait limitée aux portions de la rétine où l’image était brouillée, laissant ainsi place à l’hypothèse d’une régulation locale via la choriorétine. Ainsi, une défocalisation myopique localisée entraînerait une inhibition de la croissance du globe (figure 1).
Cependant, même si l’augmentation de la durée moyenne des études à travers le monde permet sans doute d’expliquer une part de l’augmentation de l’incidence de la myopie et certaines différences entre les états du globe, il est vite apparu que ce facteur ne suffisait pas à rendre compte de l’explosion de la myopie en Extrême-Orient. La pratique d’une activité sportive a d’abord paru constituer un facteur protecteur de myopie avant qu’en 2008 l’étude dite de Sydney sur la myopie (depuis lors confirmée par de très nombreuses autres) ne démontre que le principal facteur protecteur consistait en fait en la pratique d’activités de plein air. Au-delà d’un certain temps passé à l’extérieur, l’incidence de la myopie semble rester basse, même chez les enfants fournissant beaucoup de travail de près. Les raisons pour lesquelles les activités extérieures protègent de l’apparition de la myopie ne sont pas encore claires. La place de la luminance, de la lumière violette (360-400 nm), des mécanismes moléculaires en jeu, le rôle de la dopamine font l’objet de nombreuses études qui permettront d’ici quelques années de mieux en comprendre les rôles respectifs (figure 2).
Conséquences pratiques sur la prévention de la myopie forte
Le véritable enjeu de santé publique consiste en l’incidence de la myopie forte, pourvoyeuse des complica- tions ophtalmologiques, notamment rétiniennes, que l’on connaît. Les myopies fortes représentent 10 à 20% du total des myopies. Deux moyens permettent donc de diminuer l’incidence de la myopie forte et de ses complications : limiter l’incidence de la myopie et freiner son évolution lorsqu’elle est installée. En effet, le temps passé à l’extérieur est un facteur protecteur de la seule apparition de la myopie, mais pas de son aggravation une fois que le processus est enclenché.
En 2000, plus de 80% de la population des jeunes âgés de 20 ans des quatre « dragons d’Asie » – Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Hong-Kong – était myope (jusqu’à 96% en Corée du Sud en 2011), contre 20% dans les années 1950. Les pouvoirs publics de ces pays, Taïwan en tête, ont pris des mesures énergiques, incitatives (fondées sur de larges campagnes de publicité) et parfois contraignantes (à l’école dès le plus jeune âge). Ces mesures ont prouvé leur succès dans plusieurs études (figure 3), et dans une moindre mesure à l’échelle nationale, avec une diminution conséquente des nouveaux cas de myopie chez les jeunes enfants.
Conclusion
En 1892, dans Hygiene des Auges (Hygiène de l’œil), Hermann Cohn, un ophtalmologue allemand, concluait, à partir des résultats de nombreuses études européennes et américaines menées à la fin du xixe siècle chez quelque 50 000 enfants, les 3 points suivants : le travail de près est un facteur de risque de myopie ; le manque de lumière est un facteur de risque de myopie ; l’atropine freine le développement de la myopie. Ses recommandations conséquentes sont assez proches de celles que l’on peut formuler à plus d’un siècle de distance (encadré).
Recommandations concrètes pour prévenir l’apparition de la myopie chez les jeunes enfants, particulièrement ceux à risque de myopie du fait d’antécédents familiaux
• Passer au moins 2 heures (temps cumulé ; au mieux en plusieurs fois) à l’extérieur par jour tous les jours (au moins 14 heures par semaine) (+++).
• Limiter le temps de travail de près (comprenant le temps sur des écrans de téléphone et d’ordinateur) à l’école maternelle et primaire (+).
• S’assurer du maintien d’une distance d’environ 40 cm entre les yeux de l’enfant et le plan de travail (par des meubles adaptés et des impressions en caractères de taille suffisante) ainsi que d’une bonne luminosité de celui-ci (+).
Le niveau de preuve est schématisé par des croix (+++ : élevé ; + : faible).
Pour en savoir plus
Cai X-B, Shen S-R, Chen D-F et al. An overview of myopia genetics. Exp Eye Res. 2019;188:197778.
Xiong S, Sankaridurg P, Naduvilath T et al. Time spent in outdoor activities in relation to myopia prevention and control: a meta-analysis and systematic review. Acta Ophthalmol. 2017;95(6):551-66.
Zhou X, Pardue MT, Iuvone PM, Qu J. Dopamine signaling and myopia development: what are the key challenges. Prog Retin Eye Res. 2017;61:60-71.