Les nouveaux cross-linkings du collagène cornéen
Avec plus de 3 500 références Pubmed sur le sujet sur les 20 dernières années, le cross-linking (CXL) pour kératocône (KC) est un sujet en perpétuelle évolution. Si le protocole de Dresde reste la référence, de nouvelles propositions alternatives ont vu le jour depuis 2003 afin d’améliorer la procédure tout en conservant leur efficacité.
Validée par la Food and Drug Administration en 2016, la prescription du CXL conventionnel (C-CXL) est à présent bien codifiée. En France, l’acte CCAM existe depuis 2016 (BDRP027) mais il reste conditionné à sa réalisation dans des centres agréés. L’indication reconnue est le traitement du kératocône évolutif dans les conditions d’épaisseur de cornée au point le plus fin de plus de 400 microns. Elle concerne des patients le plus souvent âgés de 15 à 25 ans, le contexte est donc parfois pédiatrique.
L’évolution, jugée sur la topographie cornéenne, correspond à une majoration de plus de 1 D de kératométrie (km) centrale sur une période de moins de 6 mois. Cependant, l’âge du patient, son comportement, son terrain allergique, ses antécédents familiaux de KC sont des paramètres devant faire moduler la prise de décision. Le protocole de Dresde consiste en 30 minutes d’imprégnation avec la riboflavine 1% et 30 minutes d’exposition aux UV-A 340 nm (3 mW/cm2), une fois l’épithélium cornéen central retiré sur 8 mm (mode EPI-OFF).
Depuis 2003, de nombreuses propositions alternatives ont fait leur chemin, convergeant vers des approches plus courtes (mode accéléré) et évitant la désépithélialisation (mode EPI-ON). La dose totale de photons délivrés reste assez proche de celle du protocole séminal (5,4 mJ/cm2). L’objectif étant de rendre la procédure plus sûre, moins douloureuse, plus ergonomique, tout en conservant son efficacité au long terme (5 ans dans les méta-analyses).
Comment fonctionne le CXL ?
Le fonctionnement du CXL repose sur le concept de photoréticulation du collagène présent dans la matrice du stroma cornéen. L’augmentation de la densité du pontage moléculaire permet de durcir la cornée. Devenue plus élastique, elle résiste mieux aux microtraumatismes répétés, principalement à l’origine de la maladie.
Hormis le mécanisme biomécanique invoqué, une réaction neurotrophique et cellulaire est bien visible (figure 1). Une cornée finement voilée est observée pendant quelques mois à la lampe à fente. La sensibilité cornéenne diminue transitoirement, l’inflammation de la surface est aussi régulée par les collyres stéroïdes, les kératocytes et les nerfs cornéens sont renouvelés en 6 à 12 mois. Ces mécanismes concourent certainement à stabiliser le KC.
L’efficacité du CXL repose donc en partie sur une action matricielle, et en partie sur l’inhibition comportementale des frottements oculaires, elle-même sous-tendue par la réaction tissulaire cellulaire sous-jacente.
Comment évaluer correctement le CXL ?
L’évaluation de la freination du KC est fondée sur l’analyse de l’évolution topo- et tomographique dans le temps. Dans la majorité des cas, le critère des études est le SimKmax. Ce critère est cependant imparfait et la kératométrie au point le plus cambré et l’épaisseur au point le plus fin seraient probablement de meilleurs marqueurs. Un certain niveau d’aplatissement a pu être constaté après un CXL mais l’analyse souffre de biais liés à l’abrasion épithéliale et à l’hyperplasie secondaire. L’augmentation de la compacité du stroma cross-linké a été incriminée pour l’expliquer mais ce marqueur reste imprécis.
Une manière plus simple de vérifier l’intensité du CXL est de regarder la réflectivité du stroma cornéen en OCT. Une ligne de démarcation est bien visible dans les 6 à 12 premiers mois postopératoires, marquant la limite postérieure d’interaction avec le stroma. Habituellement, cette ligne est superposable à la diminution transitoire de la densité des kératocytes, observable en microscopie confocale (figure 2).
Une autre manière, plus comportementaliste, d’évaluer l’effet du CXL est de mesurer l’évolution des frottements oculaires des patients, leur envie de frottement, la fréquence, l’intensité. Bon nombre de patients décrivent une baisse drastique des frottements sur l’œil traité. Même si l’éducation du patient contre les frottements entre en ligne de compte, il est tentant de se dire que plus le CXL inhibe les frottements, plus il est efficace. Au vu de la localisation des plexus nerveux, principalement situés dans les 150 microns antérieurs du stroma cornéen, et de la baisse de sensibilité transitoire par ailleurs observée cliniquement, une discussion sur la profondeur cible du CXL pourrait faire débat. Pour alimenter la discussion, il est intéressant de souligner que les CXL accélérés ont montré une efficacité kératométrique presque équivalente malgré une localisation nettement moins profonde.
En routine, le CXL moderne devrait ainsi être évalué sur la base de 3 critères : biométrique (topo-/tomographique), tissulaire (réflectivité OCT) et comportemental (frottements). L’évaluation du CXL sur l’effet biomécanique n’est pas démocratisé mais fait l’objet d’améliorations sur les bases de la plateforme Pentacam-Corvis.
Les différents CXL
La première évolution fut celle de l’accélération du CXL (A-CXL). Celle-ci s’accompagne d’une pénétration plus superficielle, qui semble néanmoins suffisante. La réduction des UV-A à 3 minutes et l’augmentation maximale de l’irradiance à 30 mW/cm2 est la limite établie. En dessous de celle-ci, la réaction chimique est inhibée par le manque d’oxygène disponible pour obtenir la production des radicaux libres hyperréactifs à l’origine de la réticulation matricielle et de la cytotoxicité. Certains protocoles proposent un mode pulsé 1 min ON/1 min OFF pendant les UV-A pour promouvoir une plus forte interaction. Récemment, la saturation préalable aux UV-A du stroma cornéen en oxygène a permis de potentialiser l’effet du CXL à travers un épithélium non débridé.
La deuxième évolution fut la perméabilisation à la riboflavine de l’épithélium. La molécule, qui reste de haut poids moléculaire, a en effet des difficultés à passer les jonctions intercellulaires de l’épithélium cornéen. La perméabilisation par des conservateurs (TRIS, EDTA, vitamine E) ont permis d’améliorer son passage. L’utilisation combinée à un champ électrique institué par iontophorèse a également été proposée. Malgré un surcoût de complexité, une meilleure efficacité a pu être constatée. Comme évoqué plus haut, la promotion d’un milieu saturé en oxygène semble également un moyen prometteur (figure 3).
Les développements modernes des CXL à venir vont donc ainsi s’orienter vers un CXL EPI-ON, plutôt accéléré pour plus de convivialité peropératoire, moins de risque infectieux et moins de douleurs postopératoires. Certaines compagnies tentent de promouvoir la réalisation du geste à la lampe à fente, en dehors du circuit d’hospitalisation. Sur ce point nous manquons d’arguments sur l’efficacité et sur la faisabilité.
Cas particuliers et autres utilisations du CXL
Le pouvoir stabilisateur du CXL a pu être proposé couplé au pouvoir régularisateur du laser Excimer proposé en mode thérapeutique et non pas dans le cadre de la chirurgie réfractive sur cornées atypiques. Différents protocoles existent. Le laser est réalisé en mode topoguidé, le plus souvent dans le cadre de la réhabilitation séquentielle, mini-invasive de la vision, associant anneaux intracornéens, CXL et laser Excimer. La limite est la quantité de tissu « photo-ablatable » pour conserver un minimum de 400 microns au point le plus fin. La compensation des aberrations d’ordre supérieur est à privilégier par rapport à l’amétropie sphérocylindrique ultérieurement compensable par lunette, lentille souple ou implant intraoculaire. Certains ont tenté de proposer l’usage du CXL sous les volets de Lasik hypermétropique pour inhiber la régression de l’effet réfractif dans les canaux d’anneaux intracornéens afin d’amplifier leur effet. Ces pratiques souffrent de nombreux biais d’évaluation et ne sont pas recommandées. Enfin, l’association anneaux et CXL semble particulièrement recommandée pour les cas d’ectasies post-laser Excimer.
Le pouvoir modificateur de la réfraction a pu être développé par la mise au point de CXL topoguidés, opérant de manière différentielle en fonction de la courbure cornéenne (protocole Mosaic - Avedro). Cette approche permet un aplatissement différentiel, peu prédictible mais réel, d’un apex cornéen plus irradié que le reste de la cornée. La limite est ici la dose délivrable acceptable pour la sécurité endothéliale à l’apex. Des tentatives d’association à des lentilles souples démunies de filtre UV ont été proposées pour réaliser des CXL dégradés sur des cornées plus fines (350 à 400 microns) ; les résultats sont mitigés chez ces patients proches de l’indication de greffe lamellaire antérieure.
Le pouvoir anti-infectieux des radicaux libres et antinécrotique du pontage du collagène a pu être démontré in vitro avec des tests de digestions enzymatiques, et in vivo pour certains cas d’abcès cornéens plus ou moins sévères favorablement améliorés par un C-CXL, plutôt sur des germes lents de nature amibiens ou mycotiques. La limite est l’appréciation de la sensibilité des germes aux UV-A et la pénétration des UV-A dans des milieux opacifiés par les infiltrats infectieux et inflammatoires.
Enfin, le pouvoir antiœdémateux du CXL a été démontré et proposé pour limiter l’importance de l’œdème cornéen des patients porteurs d’une dysfonction endothéliale en attente de greffe. L’augmentation du pouvoir d’imbibition du collagène existe mais reste limitée et peu prédictible. Un effet antalgique transitoire a pu être observé. La limite est le risque majoré de troubles trophiques de la cicatrisation post-CXL.
Conclusion
Le CXL pour un KC évolutif continue son chemin et maintient sa popularité. Il faudra certainement, dans le futur, apprendre à mieux mieux interroger les patients, à mieux voir l’interaction et mieux palper la cornée. Un CXL EPI-ON accéléré, plus personnalisé, devrait progressivement émerger, jouant sur une localisation topographique plus sélective, une profondeur d’interaction plus pertinente et ajustée à l’amincissement cornéenne.
Pour en savoir plus
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