Les dysfonctionnements meibomiens revisités
Les dysfonctionnements des glandes de Meibomius (MGD) sont une cause majeure, peut-être la plus fréquente, de sécheresse oculaire. Ils sont provoqués par la combinaison de différents mécanismes tels que l’évaporation accrue des larmes et l’inflammation de la surface oculaire. Cependant, la physiopathologie et la nosologie de ces mécanismes restent floues, tout comme le rôle joué par les paupières et le film lacrymal, à la fois victime et véhicule de l’inflammation. Différentes causes étant à l’origine de cette pathologie, il est difficile de donner une explication univoque de sa physiopathologie.
En 2011, le workshop international sur le dysfonctionnement des glandes de Meibomius (MGD workshop) [1] a proposé la définition suivante : « Le dysfonctionnement des glandes de Meibomius (MGD) est une maladie chronique et diffuse des glandes de Meibomius, généralement caractérisée par une obstruction du canal terminal et/ou des modifications quantitatives de la sécrétion glandulaire. Cela peut entraîner une altération du film lacrymal, des symptômes d’irritation des yeux, une inflammation cliniquement apparente et une maladie de la surface oculaire. » Reconnus comme la cause la plus fréquente de sécheresse oculaire hyperévaporative, les MGD jouent également un rôle dans la sécheresse oculaire hyposécrétoire [2]. La prévalence globale de cette maladie est très élevée, allant de 20 à 60% de la population en fonction des études et de leur localisation géographique [3]. Bien que les MGD puissent être mis en évidence à l’occasion de plaintes graves directement liées à une inflammation des paupières ou à la sécheresse oculaire, de nombreux cas sont découverts lors d’un examen de routine, chez des patients n’exprimant aucune plainte particulière.
Classifications, étiologies
On considère généralement qu’il existe 2 formes de MGD, classées en fonction de la sécrétion des glandes : excessive ou insuffisante. Les dysfonctionnements avec une sécrétion faible ou absente sont appelés MGD hyposécrétoires avec obstruction partielle ou totale des glandes (mécanismes les plus courants). L’obstruction des glandes est causée par une hyperkératinisation du canal principal des glandes et des orifices [3], évoluant vers une atrophie progressive de la glande obstruée. Les MGD hypersécrétoires sont principalement secondaires à des affections cutanées ou endocriniennes, telles que l’acné rosacée et la dermatite séborrhéique. Dans les 2 cas, les lipides produits par des glandes de Meibomius anormales réduisent la qualité du film lacrymal en modifiant sa composition. Les causes de MGD sont multiples. La ménopause et les traitements hormonaux de substitution semblent favoriser leur développement et leur progression [2], alors que les androgènes auraient un effet bénéfique. Le port de lentilles cornéennes, la chirurgie réfractive, la prolifération de Demodex folliculorum, le tatouage des paupières, le syndrome des paupières hyperlaxes, l’aniridie ou le trachome sont des exemples de MGD obstructifs [4].
Mécanismes physiopathologiques
Les MGD sont des maladies à mécanismes multiples : l’inflammation des paupières, les proliférations microbiennes et de Demodex, la libération de cytokines toxiques sur la cornée et l’augmentation de l’évaporation des larmes se combinent pour créer un désordre faussement bénin, qui peut en fait être douloureux et extrêmement inconfortable, parfois dangereux pour la cornée, lorsque des infiltrats inflammatoires, des phlyctènes, des kératites ou des ulcères périphériques compliquent la meibomite. Cette variabilité et cette complexité rendent difficile une analyse univoque de la pathogenèse de cette maladie et même de sa définition : les MGD sont-ils des maladies des paupières, du film lacrymal, de la totalité de la surface oculaire, de la cornée, ou tout à la fois ? S’agit-il de maladies microbiennes ou métaboliques, immuno-inflammatoires ou endocriniennes, de maladies des yeux ou de la peau ? Le MGD workshop n’a pas été tout à fait en mesure de résoudre ces problèmes : en excluant la meibomite et ses conséquences sur les paupières ou sur la cornée, la physiopathologie s’est concentrée sur la sécheresse oculaire, qui est la conséquence la plus courante mais non la plus grave. En fait, les MGD sont certainement un ensemble complexe de 4 maladies différentes mais complémentaires :
- maladie de la peau et des paupières ;
- prolifération bactérienne et/ou parasitaire dans les glandes de Meibomius ;
- sécheresse des yeux par instabilité lacrymale ;
- kératoconjonctivite immuno-inflammatoire.
Les cercles vicieux de l’œil sec
En 2007 et 2013 une nouvelle compréhension schématique de la sécheresse oculaire est apparue [5,6]. Les étiologies nombreuses et apparemment différentes de la sécheresse oculaire ne sont pas des maladies indépendantes causant des symptômes de sécheresse oculaire, mais des points d’entrée dans une maladie autonome, auto-entretenue, progressivement déconnectée de ses causes initiales. Le cercle vicieux commence avec la déficience lacrymale qui induit une cascade de mécanismes impliquant un stress osmotique, un stress mécanique et un stress inflammatoire qui détruisent les cellules muqueuses et les systèmes de défense de la surface oculaire, conduisant finalement à une nouvelle détérioration du film lacrymal (figure 1). Une cause majeure telle que le syndrome de Sjögren peut stimuler toutes les étapes du cercle vicieux. Plusieurs mécanismes associés cumulatifs peuvent aussi être à l’origine de la maladie. Un stress aigu, tel qu’une intervention chirurgicale ou une conjonctivite virale, peut également décompenser subitement un état de sécheresse sous-jacente, plus ou moins équilibré et méconnu. Ce schéma permet de comprendre pourquoi, une fois le cycle démarré, il est très difficile de revenir à un état d’équilibre, car les atteintes environnementales touchant une surface oculaire non protégée augmenteront les dommages et empêcheront l’œil de restaurer ses systèmes de défense, maintenant ainsi le cycle « larmes anormales → inflammation de la surface oculaire → altération des larmes ». Il permet également de cibler certaines actions thérapeutiques en identifiant des mécanismes pouvant être traités individuellement ou simultanément (substituts de larmes et gels, osmoprotection, stratégies anti-inflammatoires, etc.) [7].
Un double cercle vicieux
Pour tenir compte de la complexité de cette maladie multiforme aux aspects infectieux, cutané, métabolique, lacrymal et cornéen, un nouveau diagramme a été établi. Il peut apparaître comme un double cercle vicieux, tous les mécanismes se combinant pour former une seule entité dans les formes chroniques de MGD (figure 2). Par définition, chaque mécanisme peut être un point d’entrée dans le cercle, mais si l’on part du dysfonctionnement meibomien, quel que soit le mécanisme en cause, un meibum anormal favorise la prolifération des saprophytes tels que les staphylocoques, Propionibacterium acnes, ou des acariens tels que Demodex folliculorum et D. brevis. Les bactéries et les acariens favorisent les inflammations locales, dont la gravité augmente avec l’augmentation du nombre de Demodex [8]. Demodex héberge également des bactéries et favorise probablement leur prolifération [9]. Les bactéries libèrent des toxines et des enzymes, en particulier des lipases et des estérases, qui modifient la température de fusion du meibum, favorisant ainsi la stagnation des glandes, réduisant ainsi la sécrétion de meibum à la surface du film lacrymal, modifiant sa qualité et offrant un substrat nutritif dans un environnement stagnant favorable à la prolifération microbienne. Ainsi la première boucle auto-entretenue est bouclée. L’existence de pathologies associées, telles que des laxités palpébrales, qui diminuent la pression musculaire exercée sur les glandes de Meibomius et donc leur drainage, ou les maladies de la peau, en particulier la rosacée, créent des conditions d’aggravation et d’auto-entretien supplémentaires.
Cependant, l’absence du meibum normal nécessaire à une bonne qualité de film lacrymal est une source de sécheresse oculaire, avec pour conséquences une hyperosmolarité et une cascade d’inflammation. Le lien manquant entre l’inflammation et l’atteinte des paupières résulte de l’activation d’enzymes de kératinisation que l’hyperosmolarité et l’inflammation peuvent activer sur le bord des paupières [10]. La conséquence directe est le blocage des glandes, l’atrophie de leurs canaux, et donc le blocage de leurs sécrétions ainsi que la stagnation du contenu meibomien, établissant un lien direct entre les 2 cercles vicieux [11].
Un nouveau diagramme est-il utile ?
Au-delà de sa pertinence pédagogique et scientifique, ce type de diagramme peut être utile pour comprendre les mécanismes de la maladie, identifier sa complexité et ses différents niveaux, parfois son origine, mais il peut également être utilisé pour cibler les mécanismes en jeu et guider la thérapie. L’hygiène des paupières, par simple chauffage/massage ou avec des techniques plus sophistiquées, joue un rôle positif à plusieurs niveaux, en libérant la stagnation des meibomiens, en diminuant la densité des micro-organismes et en éliminant leurs substrats. Les cyclines et peut-être l’azithromycine agissent probablement davantage par leurs propriétés anti-inflammatoires que par leurs propriétés antimicrobiennes ; les substituts de larmes ciblent les yeux secs ; la lutte contre le Demodex par l’huile d’arbre à thé (tea tree oil) réduit l’inflammation, etc.
Une superposition de mécanismes et de signes n’est pas une maladie, mais le schéma proposé ici constitue un fondement pour la compréhension des MGD, détaille les mécanismes impliqués, unifie leur pathophysiologie, attire l’attention sur leurs conséquences potentiellement dangereuses pour la cornée et la fonction visuelle, fournit les bases du traitement et pourrait simplement donner le statut de véritable maladie à une entité qui n’est pas un simple « dysfonctionnement » banal et bénin.
Références bibliographiques
[1] Nelson JD, Shimazaki J, Benitez-del-Castillo JM and al. The international workshop on meibomian gland dysfunction: report of the definition and classification subcommittee. Invest Ophthalmol Vis Sci. 2011;52(4):1930-7.
[2] Foulks GN, Nichols KK, Bron AJ et al. Improving awareness, identification, and management of meibomian gland dysfunction. Ophthalmology. 2012;119(10 Suppl):S1-12.
[3] Schaumberg DA, Nichols JJ, Papas EB et al. The international workshop on meibomian gland dysfunction: report of the subcommittee on the epidemiology of, and associated risk factor for, MGD. Invest Ophthalmol Vis Sci. 2011;52(4):1994-2005.
[4] Knop E, Knop N, Millar T et al. The international workshop on meibomian gland dysfunction: report of the subcommittee on anatomy, physiology, and pathophysiology of the meibomian gland. Invest Ophthalmol Vis Sci. 2011;52(4):1938-78.
[5] Baudouin C. A new approach for better comprehension of diseases of the ocular surface. J Fr Ophtalmol. 2007;30(3):239-46.
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[7] Labetoulle M, Baudouin C. From pathogenic considerations to a simplified decision-making schema in dry eye disease. J Fr Ophthalmol. 2013;36(6):543-7.
[8] Kosik-Bogacka DI, Lanocha N, Lanocha A et al. Role of Demodex folliculorum in the pathogenesis of blepharitis. Acta Ophthalmol. 2012;90(7):e579.
[9] Murillo N, Aubert J, Raoult D. Microbiota of Demodex mites from rosacea patients and controls. Microb Pathog. 2014;71-72:37-40.
[10] Corrales RM, de Paiva CS, Li DQ et al. Entrapment of conjunctival goblet cells by desiccation-induced cornification. Invest Ophthalmol Vis Sci. 2011;52(6):3492-9.
[11] Baudouin C, Messmer E, Aragona P et al. Revisiting the vicious circle of dry eye disease: a focus on the pathophysiology of meibomian gland dysfunction. Br J Ophthalmol. 2016;100(3):300-6.