Le traitement de l’œil sec en 10 solutions

La prise en charge de la surface oculaire mérite à présent le statut de surspécialité. Elle a souvent été négligée dans le passé parce qu’elle demande une organisation relativement compliquée et qu’elle n’a pas toujours été bien valorisée lors de la formation des médecins. Pour favoriser l’approche de l’œil sec à ceux qui souhaitent la renforcer dans leur pratique, nous avons décidé de partager notre concept de « radar œil sec » – qui fait l’objet du premier chapitre de ce dossier – et de le compléter avec une liste de 10 solutions thérapeutiques que nous jugeons cruciales pour construire une stratégie personnalisée.
La démocratisation des procédures de chirurgie réfractive pour la compensation de la presbytie a contribué à dynamiser ce secteur, car les résultats du Presbylaser ou des implants multifocaux sont souvent contrariés par une surface préalablement fragilisée. Également, les candidats plus jeunes demandeurs de chirurgie réfractive laser sont souvent victimes d’une vie numérique de plus en plus intense, ce qui les disqualifie parfois lors du bilan préopératoire. Savoir reconnaître et agir en amont est devenu un véritable enjeu pour les centres. En dehors du contexte de la chirurgie, la baisse de productivité à cause de l’œil sec est un point de plus en plus saillant dans le monde du travail.
10 principales solutions thérapeutiques
1. Le temps d’écoute
Le patient symptomatique a besoin d’un temps d’écoute suffisant pour accepter les contraintes d’examens et les phases d’éducation qui risquent de suivre. Une approche trop rapide expose à un décrochage précoce. Ce temps peut être optimisé par la sensibilisation du patient à travers des supports didactiques délivrés en amont (pages Internet, vidéos en salle d’attente, questionnaires, brochures, etc.). Il s’agit de créer un environnement favorable et, éventuellement, d’impliquer des acteurs paramédicaux. Pendant la partie médicale, il faut pouvoir iconographier, montrer des illustrations, des animations, ce qui impose une certaine anticipation du circuit patient et un peu de matériel audiovisuel. La notion de circuit patient se développe en amont même de la consultation. Le patient est ainsi averti du développement des événements et de la stratégie de prise en charge globale pour l’œil sec, comme la durée d’attente ou le rythme des consultations. Le schéma mis en place à Bordeaux consiste à identifier, par une première analyse et une première sensibilisation aux dysfonctions de la surface oculaire, les patients éligibles à une prise en charge spécifique. La consultation suivante, plus approfondie, permet d’établir le profil d’œil sec avec synthèse illustrée par le radar. Les consultations ultérieures sont liées à l’évaluation de l’efficacité, de la tolérance et de l’observance des traitements. L’éducation thérapeutique est constamment présente, en particulier lors des soins spécifiques qui offrent un moment privilégié pour le renforcement des conseils hygiéno-diététiques et l’encouragement au suivi. Les orthoptistes et les infirmiers sont très impliqués dans l’éducation, respectivement lors de la réalisation des bilans et des soins de paupières.
2. Les supports éducatifs
La qualité des supports éducatifs est très importante. Nous avons développé et actualisé une brochure, téléchargeable en PDF sur les pages web du CHU de Bordeaux (taper « œil sec brochure » dans le moteur de recherche), que nous distribuons aux patients en format papier lors des consultations. La brochure « L’œil sec : comprendre pourquoi ? » sert de support didactique et visuel pendant les explications et fait gagner beaucoup de temps. Les patients sont ainsi facilement contrôlés sur leurs connaissances des méthodes de soins, des règles d’hygiène, etc. Proposer un quiz sur le sujet serait également une piste de développement intéressante.
3. L’éviction des facteurs aggravants
Une bonne partie des symptômes peut être supprimée si on identifie et éradique les facteurs aggravants du quotidien : certains collyres toxiques, solutions cosmétiques, habitudes ergonomiques, conditions hygrométriques, qualité de l’air, éviction des allergènes, frottements oculaires, hygiène de la face, médicaments systémiques délétères, etc. Les questionnaires patients sont utiles pour débusquer les points à améliorer.
4. L’optimisation de la qualité du clignement
La dynamique et la réduction des clignements occupent une place particulièrement centrale. Elles sont fréquemment négligées et mal iconographiées. Il faut en premier lieu sensibiliser le patient qui, souvent, ne sait rien du fonctionnement de l’articulation oculaire. L’image de l’essuie-glace est utile, expliquant l’importance combinée d’une larme qualitative mais également d’une dynamique de clignement permettant de répartir correctement le fluide entre 2 clignements. La vidéo du clignement, réalisée avec un smartphone comme décrit dans le chapitre précédent, permet de sensibiliser de manière très efficace. Les exercices de rééducation consistent à aménager des pauses afin de pratiquer des clignements en pleine conscience et de les amplifier. À force d’exercices, il est attendu un bénéfice sur l’intégration de l’exercice dans le champ de l’inconscient. Des logiciels arrivent à pousser des rappels aux utilisateurs pendant le travail sur écran (EyeLéo par exemple).
5. Les soins d’hygiène et de désobstruction des paupières
L’hygiène des paupières est primordiale pour éviter l’inflammation du bord libre, qui favorise l’obstruction des glandes ou les complications cornéennes. Les patients porteurs de séborrhée, de manchons à la base des cils ou d’eczéma cutané doivent recevoir des traitements appropriés. Ensuite, lorsque le bord libre est propre, il faut passer à l’hygiène de désobstruction des glandes meibomiennes. Le chauffage du contenu des glandes par application de dispositifs de chauffage transcutanés (bain-marie ou micro-ondes) favorise le drainage des contenus glandulaires par les méthodes de compression expliquées dans les brochures. Il faut montrer le geste aux patients qui, sans éducation appropriée, ne le réalisent souvent pas correctement. Si le soin est efficace, le patient ressent un bénéfice immédiat plus ou moins prolongé. S’il n’y a pas de bénéfice malgré un geste adapté, il faut conclure à une atrophie trop importante ou à une obstruction trop dense. Les soins par lumière pulsée, photo-biomodulation et drainages mécaniques sont alors à recommander. Il n’est pas logique de continuer à conseiller ces soins si le patient n’en retire aucun effet positif. Et toute manière, ce dernier ne les fera pas bien longtemps.
6. La rétention des larmes
La rétention des larmes repose sur des moyens physiques simples et nécessaires si la phase aqueuse semble déficiente. Il vaut mieux éviter de la mettre en place s’il existe une inflammation aiguë, en raison du risque de larmes dites toxiques. En dehors de cette exception, la pose de bouchons méatiques inférieurs et parfois supérieurs, le port de lunettes correctrices obturantes (type Ziena) sont des moyens très pertinents. Pour la nuit, des masques occlusifs aident à inhiber le dessèchement qui réveille parfois les patients. La pose de bouchons est très rarement source de complications, mais doit faire l’objet d’une information sur les risques de perte, de migration, de sténose et d’infection. Dans les cas les plus sévères, le verre scléral est un moyen très efficace de rétention d’une phase aqueuse en avant de la cornée. Il faut rechercher les cas de compressions oculaires nocturnes et se méfier des appareils de ventilation pour l’apnée du sommeil.
7. L’usage des lubrifiants pour soutenir le film lacrymal
Un grand nombre de médicaments ou de dispositifs médicaux sont inclus dans la catégorie des lubrifiants de la surface oculaire. Ils visent à soulager, cicatriser et protéger. Ils sont cependant d’une faible rémanence et dépendent fortement du nombre d’instillations. L’acceptation du collyre par le patient est multifactorielle. Elle est en particulier liée à la viscosité du collyre qui sera éprouvée par la biomécanique du clignement propre à chaque patient. Un collyre trop viscoélastique aura une bonne stabilité mais sera entravé par un clignement intensif. À l’inverse, s’il ne l’est pas assez, il ne stabilisera pas le film lacrymal entre 2 clignements. En pratique, il faut proposer un collyre de viscosité moyenne et voir si le patient doit en utiliser un plus ou moins visqueux d’après le confort et l’usage qu’il a fait de la première prescription. Prescrire 2 catégories différentes de collyres est aussi souvent très utile. Les solutions à composantes lipidiques sont particulièrement appréciées dans les déficits meibomiens sévères, et les composés à base d’acides hyaluroniques, plus ou moins concentrés, sont réputés performants pour la gélification des larmes dans les déficits aqueux. Les pommades sont à réserver pour le soir, avant de dormir, et en particulier en cas d’inocclusion nocturne ou d’irrégularités épithéliales. Un panorama de l’offre des collyres lubrifiants est proposé dans le chapitre suivant.
8. L’usage des cicatrisants pour protéger l’épithélium
L’acide hyaluronique, les protecteurs osmolaires, les antioxydants sont réputés utiles pour la cicatrisation épithéliale. Ils sont donc systématiquement proposés si l’épithélium de la surface est significativement altéré. Pour les cas les plus sévères, nous disposons de préparations à base de sérum autologue ou plaquettaire. La composante neurotrophique doit toujours être évaluée pour ces situations. Le sérum autologue est aussi un neurorégulateur utile pour calmer les douleurs neuropathiques. Le problème majeur réside dans la complexité de fabrication et la labilité de conservation de ces préparations. Certains territoires peinent ainsi à fournir pour répondre à la demande. La greffe de membrane amniotique est parfois prescrite en overlay pour passer un cap difficile.
9. Le recours aux immunorégulateurs
Les immunomodulateurs en collyre de l’inflammation sont de plus en plus prescrits au long cours contre la sécheresse oculaire. La micro-inflammation est plus difficile à objectiver que l’inflammation aiguë mais ne doit pas être négligée. L’usage de la dexaméthasone ou du fluorométholone doit rester ponctuel en raison des effets secondaires afférents. L’hydrocortisone collyre figure en bonne place, en s’associant volontiers à la cyclosporine ou au tacrolimus, pour initier le traitement de l’œil sec. Une prescription à faible dose sur plusieurs mois est possible. Les AINS collyres sont à proscrire pour leur toxicité neurotrophique bien démontrée. Les cyclines, les macrolides par voie orale sont souvent prescrits pour les blépharites avec composante inflammatoire et rosacée. Ils ont un effet inhibiteur sur les métalloprotéases et régulent la flore microbienne. La gestion du microbiote a été évoquée comme bénéfique au niveau de l’inflammation systémique, comme le fut la supplémentation en certains acides gras essentiels. Le sérum autologue serait également actif par immunorégulation. Certains patients porteurs de maladies systémiques rares relèvent d’une prise en charge multidisciplinaire impliquant dermatologues, allergologues, médecins internistes ou rhumatologues. Il est toujours utile de mettre le médecin généraliste dans la boucle.
10. Le recours aux chirurgies conjonctivo-palpébrales
La chirurgie des paupières est parfois salutaire pour rétablir l’articulation palpébrale fonctionnelle. Les chirurgies d’entropion, d’ectropion, de ptôsis, de diastasis oculopalpébral, le lifting conjonctival, le grattage des dystrophie épithéliales, l’exérèse des nodules, des ptérygions ou des pinguéculas sont des gestes à savoir prescrire à bon escient afin d’aider la surface oculaire à sortir du cercle vicieux de l’œil sec. Enfin, la neurotisation, pratiquée dans quelques centres seulement, est une technique de réinnervation très prometteuse, en particulier pour les lésions du nerf trijumeau en postopératoire de neurochirurgies ou en cas de kératites neurotrophiques herpétiques.
Quels schémas thérapeutiques proposer ?
En pratique, les solutions 1 à 8 (tableau) sont systématiquement mises en œuvre avec des niveaux qui sont orientés par le profilage rationnel des patients. La prise en charge est toujours plurielle et les solutions dépendent surtout du retour des patients. L’opinion du patient doit guider les orientations thérapeutiques bien que, parfois, il y ait certaines contradictions avec ce que le bilan reflète. Les dysfonctions de la surface oculaire sont liées au mode de vie et à l’environnement, qui ne sont pas toujours modifiables. Nous n’entrerons pas dans le détail de tous les cas de figure ici, mais il faut néanmoins souligner que les pathologies chroniques ne peuvent pas être surmontées rapidement. Souvent, le patient devra réaliser un travail personnel pour intégrer le fait que la prise en charge, au même titre que celle du glaucome ou de la DMLA, devra passer par des soins plus ou moins intenses et réguliers tout au long de sa vie. Le dialogue et la confiance patient-soignant sont les moteurs d’une dynamique vertueuse dans ce domaine.
Conclusion
La prise en charge de l’œil sec peut s’inscrire dans une démarche stéréotypée permettant de se construire un catalogue de profils patients et de réponses aux différents traitements. Les combinaisons sont nombreuses et il n’y a pas de recette miracle. La rationalisation de l’examen clinique permet de s’améliorer et de mettre en place un circuit dédié que chacun doit définir en fonction de ses ressources. Le travail en équipe et l’approche multidisciplinaire sont particulièrement favorables à l’encadrement des pathologies de la surface oculaire dont l’essor est très important actuellement.
Pour en savoir plus
Pisella PJ, Baudoin C, Hoang-Xuan T. Rapport SFO 2015. European Dry Eys Society. https://www.dryeye-society.com.