Le diagnostic de l’œil sec en 10 questions

La sécheresse oculaire est une pandémie logique compte tenu de l’évolution environnementale et comportementale de l’humanité. Il s’agit dans la grande majorité des cas d’un trouble fonctionnel et non d’une maladie spécifique reliée à une cause spécifique. Son apparition est donc souvent insidieuse et progressive, les signes physiques survenant en général en amont des signes fonctionnels. Dans ce décor, l’intérêt du dépistage semble évident et son objectif est de pouvoir alerter et réagir suffisamment tôt pour éviter une dégradation durable de la qualité de vision et parfois de la qualité de vie associée.

Le problème fondamental de cette prévention est qu’elle est potentiellement chronophage et peu rémunérée dans le système de soins actuel. De plus, il est difficile de faire prendre conscience aux patients que cette pathologie peut avoir un impact sur leur surface oculaire alors qu’ils ne réalisent généralement pas les enjeux, qu’ils ne sont pas encore trop gênés et que, le plus souvent, ils viennent consulter pour autre chose. L’éducation est ainsi un élément clé de la prévention et du traitement. Cette dernière ne peut se faire que si un circuit dédié à la gestion de l’œil sec est mis en œuvre, comportant toutes les briques techniques et interfaces soignant-patient nécessaires. Se pose à nouveau la question du modèle économique. Une des réponses reposera un jour sur la reconnaissance de certains actes diagnostiques et thérapeutiques par les autorités sanitaires, une autre concerne l’organisation de la filière de l’œil sec au sein d’autres filières plus rentables et qui se voient renforcées par cette offre de soins. Peu à peu, des centres entièrement dédiés ou très centrés sur l’œil sec voient le jour, confirmant l’émergence du besoin et la prise de conscience des enjeux. Au niveau européen, saluons la création toute récente, par le Pr Christophe Baudouin, de l’European Dry Eye Society. Cette année a aussi vu naître l’Association des centres de l’œil sec (ACOS) à l’initiative du Pr Pablo Dighiero et de Benoît Collet. Il n’existe pas encore d’association de patients en France, mais cela ne saurait tarder.
L’ambition de cet article de vulgarisation n’est pas d’être exhaustif ou à la pointe des recherches en cours, mais plutôt de donner aux praticiens l’envie de structurer leur activité œil sec. Ces dernières années, nous avons développé au CHU de Bordeaux notre propre circuit à ce sujet. Les clés proposées ici sont issues de notre expérience pratique et ne prétendent pas détenir la vérité.
Ainsi nous avons pu fonctionner grâce à la mise au point des interfaces suivantes :
• une consultation dédiée à l’œil sec pour prendre plus de temps avec le patient ;
• un dossier médical exhaustif et rationalisé pour faire le profilage de l’œil sec ;
• une unité de soins des paupières impliquant des paramédicaux ;
• un staff des dossiers pour harmoniser les pratiques et évaluer les résultats.
Dans cet article, nous proposons de décortiquer, et de lister sous la forme de questions pratiques, les 10 principaux items intégrés dans notre phase de diagnostic. Le chapitre suivant traitera de la stratégie thérapeutique.  

  Analyse et profilage de l’œil sec en dix questions

L’ordre d’enchaînement des questions est important pour l’efficacité et la pertinence du bilan. Ces dernières sont résumées dans le tableau I.

 1. Quel ressenti et quel retentissement des signes fonctionnels ?
Les questionnaires validés de type OSDI sont très utiles pour canaliser les plaintes des patients, démontrer le sérieux de la prise en charge et, bien sûr, quantifier le retentissement. Ils doivent être remplis en amont de la consultation mais il n’est pas toujours possible d’accompagner correctement cette étape. Un assistant numérique permettrait d’optimiser le calcul des scores et de suivre leur évolution. L’ancienneté des troubles est également une donnée importante à recueillir.

2. Quelle qualité de clignement ?
Il est crucial de s’intéresser plus objectivement à la qualité du clignement. Un clignement pathologique peut être la cause ou la conséquence d’un œil sec. La quantification de la qualité du clignement peut se décliner en plusieurs composantes. Nous les appelons composantes « CIFO » pour : Complétude – Intensité – Fréquence – Ouverture du clignement. Peu de données sont véritablement disponibles sur les valeurs normales, et peu de dispositifs sont capables de les quantifier vraiment. Le moyen le plus simple que nous pratiquons au CHU de Bordeaux est la réalisation d’une vidéo avec l’aide d’un smartphone. Ce dernier est positionné devant le patient, un peu plus bas que le visage de l’opérateur et légèrement incliné vers le haut. Le patient doit pouvoir regarder l’opérateur dans les yeux. La vidéo dure 60 secondes pendant lesquelles le patient raconte le début de ses troubles. Elle permet ainsi de visualiser les battements de paupières grâce à la lecture au ralenti. Celle-ci est éventuellement passée en revue devant le patient, ce qui est souvent assez convaincant pour lui montrer les éléments altérés du score CIFO. Ce score est coté de 0 à 4. Chacun des 4 items est noté comme normal ou anormal et compte pour 1 point si anormal dans notre classification de sévérité. La complétude est jugée anormale si elle touche plus de 50% des clignements comptabilisés. La fréquence de clignement est jugée anormale si elle est supérieure à 25 ou inférieure à 5 en 60 secondes. L’ouverture est notée pour 1 point si le limbe inférieur ou supérieur est découvert de plus de 1 mm. L’intensité est notée anormale si elle est trop intense, ce qui reste assez subjectif. Par exemple, un patient avec un Parkinson aura une fréquence très basse et un clignement incomplet du fait de sa maladie neurologique. Une exophtalmie ou un relâchement de la paupière inférieure aura une grande ouverture palpébrale. Un spasme oculo-palpébral impliquera une grande fréquence et forte intensité de clignement.

3. Quel état des rivières lacrymales ?
La hauteur de la rivière lacrymale est une donnée importante car elle est proportionnelle au réservoir de larmes qui sert à la lubrification entre 2 clignements. Trop basse, elle indique un déficit aqueux qui sera lié à une hyposécrétion et/ou une hyperévaporation ; trop élevée, elle s’accompagnera d’un larmoiement parfois très gênant. La quantification de la hauteur en 5 stades n’est pas évidente, une échelle analogique avec des images est utile, les technologies d’imagerie OCT ou photographiques sont possibles mais peu reproductibles. Parfois, des plis conjonctivaux compliquent l’analyse. La présence de mousse dans la rivière témoigne d’un déséquilibre de la flore bactérienne en faveur des staphylocoques. L’expérience du praticien est primordiale. Le test de Schirmer permet de voir la quantité de larmes absorbables dans les premières secondes de la mesure. Ce test peut aussi être gradué en 5 stades malgré une reproductibilité également assez variable (0 = normalité plus de 10 mm en moins de 5 minutes).

4. Quel étalement du film lacrymal ?
Il faut attendre quelques clignements avant de débuter l’analyse de la répartition du film lacrymal par le clignement avec la coloration à la fluorescéine. Souvent il est possible d’identifier indirectement le niveau de complétude du clignement en regardant la zone de rupture du film lacrymal en inférieur. Entre 2 clignements, le temps de rupture, ou BUT, est mesuré plusieurs fois de chaque côté en comptant dans sa tête. Un BUT supérieur à 10 secondes est rare. La quantification en 5 stades est également possible. Il existe des classifications de modalités de rupture et de répartition des larmes mais leur maîtrise est assez complexe. On en profitera pour tester la mobilité de la conjonctive en haut et en bas car elle peut engendrer des signes fonctionnels de type larmoiement paradoxal et impression de corps étranger. C’est le cas de la kératite limbique supérieure, dont le traitement repose sur un lifting conjonctival chirurgical. L’hyperlaxité conjonctivale s’aggrave avec le vieillissement et peut être la conséquence des frottements oculaires, de la sécheresse, induisant une augmentation de la fréquence de clignement et des forces de cisaillement.

5. Quel retentissement sur l’épithélium de la surface oculaire ?
La fluorescéine permet la coloration des lacunes épithéliales cornéennes et conjonctivales. La densité et la localisation sont des éléments importants. Les surélévations épithéliales, les cicatrices stromales de type Cogan sont également à rechercher. Les nodules de Salzmann sont parfois présents et peuvent le plus souvent être retirés. Les ptérygions, ou pinguéculas, sont des éléments aggravants. Toute irrégularité cornéo-conjonctivale est un facteur péjoratif pour la rémanence du film lacrymal et accroît la sécheresse oculaire. La classification de sévérité de la kératite repose sur l’échelle d’Oxford (5 stades).

6. Quels signes en faveur d’une inflammation ?
La rougeur oculaire liée à l’inflammation peut également être quantifiée en 5 stades par échelle visuelle. Souvent diffuse pour la sécheresse isolée, elle est majorée au limbe pour les atteintes cornéennes les plus sévères. Elle est cependant le plus souvent absente des cas les plus fréquents de sécheresse oculaire bien qu’il existe une micro-inflammation. Cette dernière s’exprime par des signes indirects plus chroniques, les télangiectasies, les néovaisseaux du limbe, des cicatrices superficielles, des douleurs oculaires soulagées par les stéroïdes. La diminution de l’épaisseur épithéliale pourrait être un marqueur de même que l’hyperosmolarité. La présence de frottements oculaires est un facteur aggravant pouvant altérer les glandes meibomiennes et induire ou aggraver une ectasie cornéenne. Certains kératocônes sont découverts à l’occasion d’une recherche de signes d’une sécheresse oculaire. Chez ces patients avec des frottements oculaires pathologiques, l’atrophie des glandes meibomiennes semble plus fréquente. 

7. Quelle perméabilité des glandes meibomiennes ?
L’examen du meibum n’est pas un geste facile. Il consiste à regarder les orifices des glandes en premier, à rechercher un déficit des glandes meibomiennes en éversant les tarses puis à tester le contenu des glandes. Pour ce faire, il est possible d’appliquer une pression ferme au niveau du bord libre tout en observant de manière dynamique ce que produit la glande. Un score de sévérité de dysfonctionnement est fondé sur l’aspect et la viscosité de ce qui est exprimé. De limpide et fluide, la dysfonction évolue vers trouble et visqueux, puis compact et pâteux, puis non productif avec un point blanc souvent visible au centre des orifices des glandes atrophiées. Il y a une assez bonne corrélation entre l’aspect du meibum et le risque d’atrophie des glandes sous-jacentes en meibographie. L’examen est cependant parfois fastidieux et peu apprécié des patients. Certains utilisent des pinces plates pour mieux doser l’expression mais ce geste peut être douloureux. Dans le même temps, l’aspect général du bord libre, de la ligne de Marx est regardé à la recherche de manchons à la base des cils, de télangectasies, de festonnage, de cicatrices de chalazion, de séborrhée, de malposition, etc

8. Quel degré d’atrophie des glandes meibomiennes ?
L’atrophie semble le plus souvent irréversible, elle témoigne de la gravité et de l’ancienneté des troubles. La destruction du tissu est reliée à l’obstruction qui détruit la glande de manière chronique et rétrograde, parfois en mode aigu à l’occasion d’un granulome inflammatoire de type chalazion. Une échelle de 5 stades est établie avec l’évaluation par pas de 25% de la garniture totale théorique (meiboscore).

9. Quelle sensibilité cornéenne ?
Celle-ci est diminuée dans l’œil sec chronique et dans certaines maladies neurologiques. Il n’est pas nécessaire de la tester chez tous les patients mais plutôt chez ceux qui présentent une atteinte épithéliale déjà sévère et un clignement raréfié. Le contact cornéen central avec un simple bout de coton effilé permet de se faire une idée.

10. Quelles imageries utiles ?
La meibographie permet de faire le point et d’iconographier le stade d’atrophie des glandes meibomiennes. Les glandes peuvent montrer des signes de souffrance avant de se raccourcir, la tortuosité et la dilatation étant des signes précurseurs. Les obstructions sont en revanche difficiles à visualiser et reposent surtout sur le testing des glandes. La meibographie peut montrer des changements subtils entre 2 examens et un certain niveau d’amélioration de la surface de glandes visibles en cas de levée significative des obstructions. Il n’est pas nécessaire de la reproduire à chaque examen. Elle est très utile pour expliquer la situation et éduquer les patients. La topographie cornéenne peut révéler l’impact fonctionnel de la sécheresse sur la vision. Elle montrera un astigmatisme irrégulier, un kératocône sous-jacent, proposera un NI-BUT (BUT sans coloration) grâce à l’analyse des mires de Placido. La topographie OCT permet de réaliser un mapping épithélial démontrant la présence de dystrophies épithéliales associées, d’amincissements progressifs de l’épithélium avec l’ancienneté des troubles, commençant souvent par le haut. L’aberrométrie permet de voir une dégradation de la PSF, variable entre 2 clignements. La microscopie confocale, rarement demandée, montre des anomalies au niveau cellulaire, confirmant la souffrance épithéliale de la conjonctive et de la cornée. L’analyse de l’innervation peut être utile pour les stades sévères supposant une part neurotrophique. 

Synthèse des résultats : profilage de l’œil sec

Le résultat du bilan peut être colligé dans un graphique de type « radar œil sec », qui tente une quantification des éléments de diagnostic. L’emplacement des items a été pensé pour orienter visuellement sur des versants différents de la prise en charge. Nous avons expérimenté l’affichage de 8 items quantifiables sur des échelles comportant 5 stades de sévérité de 0 (normalité) à 4 (le plus sévère). La rougeur oculaire n’a pas été intégrée car elle est souvent absente et difficile à quantifier d’un examen à l’autre. De même, la quantification de la nature du meibum exprimé n’est pas intégrée pour éviter la redondance avec le score d’obstruction qui est souvent corrélé. La figure 1 montre la corrélation attendue entre l’aspect des sécrétions des glandes meibomiennes et leur état anatomique sous-jacent. Les échelles ont pris en compte la littérature et parfois notre simple bon sens clinique. La figure 2 montre la présentation du « radar œil sec » sous la forme d’un octogone. Plus la surface qui relie les points de sévérité est grande, plus l’atteinte est sévère. Le radar est conçu pour être rempli en temps réel avec, à proximité, une fiche synthétique pour rappel des scores ou des stades de sévérité prédéfinis (tableau II). Ainsi, les troubles fonctionnels se retrouvent en haut du radar, les signes de déficit aqueux à droite, les signes de déficit lipidique à gauche et les signes d’inflammation en bas. L’objectif de ce radar est d’être suffisamment exhaustif pour quantifier et définir un profil visuellement identifiable pour chaque patient. Un radar peut être attribué pour chaque œil dans les atteintes nettement asymétriques ou, pour le plus atteint pour les atteintes relativement symétriques (la moyenne des 2 yeux est aussi une alternative). La figure 3 montre quelques exemples de différentes typologies d’œil sec. L’approche thérapeutique sera bien sûr orientée grâce à ce profilage. 

Conclusion

Ce premier chapitre propose une standardisation possible de l’approche diagnostique et une aide au profilage pour l’œil sec avec des outils intuitifs adaptés à la pratique courante. Il est le fruit de plusieurs années d’expérimentations menées au CHU de Bordeaux pour l’optimisation du circuit de prise en charge. Il faut être conscient du temps d’examen nécessaire pour profiter de cette démarche au quotidien. Certains aménagements logistiques et délégations de tâches sont à prévoir pour sa mise en œuvre.

Auteurs

  • David Touboul

    Ophtalmologiste

    Centre national de référence pour le kératocône, CHU de Bordeaux, hôpital Pellegrin, Bordeaux

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