La syphilis oculaire
La syphilis est une maladie sexuellement transmissible causée par le spirochete Treponema palladium, qui affecte surtout la peau mais aussi d’autres parties de l’organisme [1]. Selon le stade de la maladie, la syphilis acquise est classée en précoce (primaire, secondaire ou latente) et tardive (ou tertiaire). L’atteinte oculaire de la syphilis est polymorphe, rarement observée au cours de la syphilis primaire. Elle est plus fréquente pendant les stades secondaire et tertiaire de la maladie et peut atteindre toutes les structures de l’œil [2]. Le diagnostic de syphilis oculaire dépend largement des tests sérologiques [3].
La syphilis précoce est acquise moins de 1 ou 2 ans avant les signes, selon les classifications ECDC et WHO, respectivement. La syphilis, cependant, peut persister de manière indétectable pendant de nombreuses années. Quand elle se manifeste plus tardivement qu’à ces dates, elle est classée alors comme syphilis tardive [3,4].
La syphilis neurologique (méningite, dysfonction des nerfs crâniens) peut apparaître précocement (syphilis secondaire) ou tardivement (syphilis tertiaire) dans l’évolution de la maladie [3].
L’uvéite, qui peut être unilatérale ou bilatérale, représente l’une des manifestations les plus fréquentes de la syphilis. Elle est retrouvée chez 0,6 à 2% des patients infectés, jusqu’à 2 à 5% dans les cas de syphilis secondaire et 9% des patients avec une co-infection syphilis + VIH [5-9].
La syphilis est une maladie réémergente. Sur une période de 4 ans, de janvier 2012 à décembre 2015, au Centre hospitalier national d’ophtalmologie à Paris, nous avions rapporté 21 nouveaux cas de syphilis oculaire : 1,4% des 1 493 patients diagnostiqués avec une uvéite. L'incidence de la maladie avait été multipliée par 10 au cours de la période d'étude. Cinquante-huit pour cent des patients atteints avaient présenté une choriorétinite placoïde postérieure, qui est une présentation typique de la syphilis oculaire.
Rôle du VIH
Alors que la moyenne de l’acuité visuelle initiale était de 0,9 logMAR, 75% des patients présentaient, après un traitement antibiotique adapté, un bon résultat visuel final (supérieur ou égal à 0,3 logMAR). L'évolution visuelle était moins favorable lorsque les patients étaient séropositifs au VIH : 0,7 logMAR d’acuité visuelle (AV) vs 0,09 pour les patients séronégatifs. Les acuités visuelles posttraitement les moins favorables (supérieures ou égales à 0,30 logMAR) étaient observées chez les patients dont le délai moyen de consultation pour les symptômes visuels était de 61 jours (ET ± 53). Ceux qui avaient le meilleur résultat final AV (inférieur à 0,30 logMAR) avaient un délai moyen de consultation de 15 jours (ET ± 19) [10].
Depuis, des séries plus importantes de syphilis oculaire ont été rapportées, notamment au Québec, par Vadboncoeur et al. avec 169 yeux de 115 patients, vus entre 2000 et 2015, avec une sérologie tréponémateuse positive et un diagnostic probable de syphilis oculaire [11].
Dans cette série, le statut VIH était connu dans 66% des cas, et 49% des patients étaient co-infectés par le VIH. Les diagnostics oculaires anatomiques retrouvaient une uvéite antérieure isolée dans 18% des cas et une atteinte du segment postérieur dans 42% des cas. Une antibiothérapie par pénicilline intraveineuse seule ou par benzathine pénicilline intramusculaire avait été mise en place pour traiter 69% des patients. Aucune différence significative n’a été montrée dans cette étude entre la localisation anatomique de l'inflammation oculaire et l'amélioration de la fonction visuelle.
Les recommandations européennes pour la prise en charge de la syphilis ont été mises à jour en 2020 [12]. Elles décrivent notamment l’utilité de choisir l’association d’un test tréponémique (ou TT) – TPHA, MHA-TP, TPPA ou EIA/ELISA/CLIA – avec un test non tréponémique (ou NTT) – RPR ou VDRL comme screening initial. En effet, chez certains patients les tests non tréponémiques sont réactifs avant les tréponémiques. Ces recommandations insistent également sur l’obtention d’une analyse du liquide céphalo-rachidien (LCR), notamment si une syphilis neurologique ou oculaire est suspectée. Les analyses du LCR doivent comprendre les protéines totales, le nombre de cellules mononucléées, un test TT (TPHA/MHA-TP/TPPA) et un test NTT (de préférence le VDRL, sinon le RPR) [12]. Mais dans le cas d’une syphilis connue, l'examen du LCR est controversé car un traitement par pénicilline (IV) sera de toute façon instauré. D'autres schémas thérapeutiques avec des preuves plus faibles peuvent également atteindre des taux d’efficacité dans le LCR, c'est-à-dire la procaïne pénicilline en combinaison avec le probénécide (IM) et la ceftriaxone (IV ou IM) [12].
Des cas en augmentation
En juillet 2017, un groupe international de 103 ophtalmologistes de 35 pays spécialisés dans l'uvéite a formé l'International Ocular Syphilis Study Group (IOSSG) pour définir les modèles de pratique actuels [13]. Les membres de l’IOSSG ont géré une moyenne de 6 patients atteints d'une uvéite syphilitique dans des consultations qui comptaient en moyenne 707 cas annuels d'uvéite (0,9%) ; 53,2% ont déclaré une augmentation du nombre des cas au cours de la dernière décennie [13].
Les uvéites étaient le plus souvent rencontrées (40,2%) au cours de la syphilis secondaire. Elles étaient généralement postérieures (60,8%) ou alors de type panuvéite (22,5%) ; les complications comprenaient la neuropathie optique, l'œdème maculaire et les synéchies postérieures. Tous les membres ont diagnostiqué une uvéite syphilitique à l'aide de tests sérologiques (algorithmes de tests simultanés ou séquentiels), et 97,0% ont régulièrement retrouvé une co-infection avec les VIH. L'analyse du LCR avait été prescrite par 90,2% des membres et une neurosyphilis a été détectée chez 92,7% des patients par test (VDRL) ou FTA-ABS. Les patients étaient généralement suivis par les services de maladies infectieuses et traités par pénicilline pendant au moins 10 à 14 jours, associée à une corticothérapie. Les caractéristiques prédictives de mauvais résultats incluaient la neuropathie optique (86,3%) et les erreurs de diagnostic initiales (63,7%). Les raisons du diagnostic tardif étaient souvent liées au praticien [13].
La littérature montre qu’un diagnostic erroné devant les manifestations oculaires de la syphilis ou un traitement tardif peuvent conduire à une perte de vision irréversible [14,15]. C’est ainsi que la recherche de syphilis est systématique devant toute uvéite, et celle du VIH devant toute syphilis oculaire.
Références bibliographiques
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[12] Janier M, Unemo M, Dupin N et al. 2020 European guideline on the management of syphilis. J Eur Acad Dermatol Venereol. 2021;35(3):574-88.
[13] Oliver GF, Stathis RM, Furtado JM et al. Current ophthalmology practice patterns for syphilitic uveitis. Br J Ophthalmol. 2019;103(11): 1645-9.
[14] Yang P, Zhang N, Li F et al. Ocular manifestations of syphilitic uveitis in Chinese patients. Retina. 2012;32(9):1906-14.
[15] Doris JP, Saha K, Jones NP, Sukthankar A. Ocular syphilis: the new epidemic. Eye (Lond). 2006; 20(6):703-5.