Iatrogénie des anti-inflammatoires en ophtalmologie
Les anti-inflammatoires sont précieux dans l’arsenal thérapeutique de l’ophtalmologiste. Ils servent à limiter l’emballement de la réponse inflammatoire en présence d’un agent pathogène ou d’une dérégulation immunologique, ils aident également à contrôler la cicatrisation tissulaire. Cet emballement se caractérise par un infiltrat cellulaire, une néovascularisation et des exsudats pouvant compromettre de manière définitive la transparence des milieux et la fonction du tissu neurosensoriel. Néanmoins, leur utilisation fréquente expose à des risques iatrogéniques non négligeables qu’il faut bien connaître. Nous proposons d’en faire ici une brève synthèse.
Molécules anti-inflammatoires disponibles
Les différentes molécules utilisent leur pouvoir inhibiteur sur les enzymes de la cascade du métabolisme dite « de l’acide arachidonique (AA) » qui est à la source de la production des principaux médiateurs cellulaires de l’inflammation à partir des phospholipides membranaires : thromboxanes (THX), leucotriènes (LT), prostaglandines (PG). Les principales enzymes sont la phopholipase (PL) A2 en amont de l’AA ; la cyclo-oxygénase (COX) pourvoyant PG et THX et la lipo-oxygénase (LO) pourvoyant LT en aval de L’AA.
Stéroïdes
Inhibition de la PLA2 et de la COX 1 et 2, avec limitation de la diapédèse des cellules de l’inflammation, limitation vasodilatation, inhibition thrombogenèse, diminution synthèse de tous les médiateurs de l’inflammation : prostaglandines, thromboxanes et leucotriènes. La production de dérivés radicalaires est également inhibée. La puissance anti-inflammatoire et la biodisponibilité sur la cible varient en fonction des molécules. On dénombre plusieurs spécialités en France pour les collyres et/ou pommades de puissance anti-inflammatoire croissante (tableau) : hydrocortisone – triamcinolone – fluorométholone – dexaméthasone (DXM). Le Flucon® est moins puissant et diffuse moins en intraoculaire. Softacort® UD est très peu disponible au-delà de la cornée. Pour ces collyres ou pommades, seules les formulations unidoses (UD) et Maxidex® ne sont pas associés à des antibiotiques. Il existe Ozurdex® pour les implants intravitréens et Célestène® ou Kénacort® retard pour les injections locales. Cortancyl® ou Solupred® sont prescrits par voie orale ; Solumédrol®, Soludécadron® ou Kénacort® par voie intraveineuse ou injections oculaires.
Anti-inflammatoires non stéroïdiens
Les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS) ont une action inhibitrice ciblée sur la COX, ils n’agissent donc pas sur les leucotriènes, pouvant être plus ou moins sélectifs de la COX 1 constitutive ou de la COX 2 inductible. La COX 2 est responsable plus spécifiquement de l’inflammation.
Immunosuppresseurs
La cyclosporine A et le tacrolimus (Talymus®) sont des anticalcineurines, inhibiteurs de la transcription du leucotriène IL-2 et de la prolifération des lymphocytes T.
Inhibiteurs des métalloprotéases (MMP)
Macrolides, azytromycine, tétracyclines orales ou en collyre ont des propriétés anti-inflammatoires complémentaires à leurs actions antibiotiques.
Mode d’administration des anti-inflammatoires
La voie d’instillation par collyre est la plus souvent favorisée pour les atteintes du segment antérieur. Les IVT ou les implants de stéroïdes à délivrance prolongée sont proposés pour la rétine qui reste peu accessible aux collyres. Les formes systémiques sont réservées aux neuropathies optiques, aux intolérances topiques ou en renforcement des approches locales. Il ne faut pas sous-estimer la prescription de stéroïdes en application cutanée ou en spray nasal qui peuvent également avoir un impact sur l’œil.
Effets iatrogéniques des anti-inflammatoires
Stéroïdes
Les effets secondaires oculaires les plus connus des stéroïdes sont l’hypertonie oculaire et la cataracte. Ils favorisent également la prolifération de certains germes lents comme les mycoses et les amibes. Les effets secondaires systémiques sont aussi bien connus mais sont peu retrouvés en ophtalmologie, en dehors de quelques rares indications de prise de stéroïdes par voie générale. Notamment les bolus par voie intraveineuse sont à encadrer de mesures strictes, forçant la réalisation d’un bilan biologique, d’un électrocardiogramme et d’une radiographie des poumons avant toute prescription. La corticodépendance des affections inflammatoires est un problème récurrent, quelle que soit la voie d’administration. La gestion adaptée de la durée du traitement et du profil de sevrage est cruciale dans les prescriptions de stéroïdes.
L’hypertonie oculaire est un effet secondaire fréquent, touchant entre 30 et 40% des patients et jusqu’à 90% des patients porteurs d’un glaucome chronique. Les enfants sont particulièrement sensibles. Les autres facteurs de risque sont la myopie, l’hérédité, le diabète, la durée du traitement supérieure à 15 jours, les uvéites. La pathogénie n’est pas bien comprise mais elle peut impliquer une régulation à la baisse de l’activité métalloprotéinase de la matrice du réseau trabéculaire, une augmentation de la production de myociline et/ou une diminution de l’activité phagocytaire du réseau trabéculaire qui augmente la résistance de l’écoulement aqueux. La susceptibilité à la réponse à la pression peut être due à des différences génétiques et à des variations des récepteurs de corticostéroïdes alors que le degré d’effet sur la pression intraoculaire semble dépendre de la dose.
La cataracte apparaît de façon progressive. Elle est liée à une interaction avec les fibres cristalliniennes dont la conformation est modifiée par l’apparition de radicaux disulfures favorisant l’agrégation des protéines. Les formes sous-corticales postérieures sont les plus fréquentes (figure 1). Certaines cataractes sont directement favorisées par la répétition des IVT, par exemple pour traiter les maculopathies diabétiques. L’injection d’implants d’Ozurdex® peut induire une décompensation endothéliale dans le cas d’un passage inattendu en chambre antérieure (brèche de la zonule, iridotomie, injection trop antérieure) (figure 2).
La survenue d’une kératoconjonctivite toxique est souvent le fait du conservateur ou de l’antibiotique associé aux stéroïdes. Il faut savoir la dépister et modifier l’association si nécessaire. Dans ce domaine les antibiotiques les plus toxiques sont la vancomycine, la néomycine et la gentamicine.
La réactivation d’agents pathogènes est possible, en particulier s’il y a eu un antécédent herpétique. L’agent pathogène doit être identifié et une charge anti-infectieuse délivrée pendant au moins 48 heures avant de pouvoir ajouter les anti-inflammatoires. Ceux-ci ont en général un effet bénéfique pour réguler la cicatrisation mais ils doivent être introduits et arrêtés progressivement. La cortisone doit être prescrite avec une grande prudence dans un contexte infectieux non maîtrisé. Les germes mycotiques, les amibes, les virus sont plus facilement favorisés que les bactéries par l’association trop précoce de stéroïdes.
Dans le registre des retards de cicatrisation des ulcérations cornéennes épithéliales, la DXM est souvent mise en cause. Elle peut être avantageusement remplacée temporairement par des injections sous-conjonctivales et par l’éviction des formes conservées avec des antibiotiques.
Pour les maladies chroniques, la prescription d’un collyre doit prendre en compte la gestion de ses effets secondaires. Dans le cas de la greffe de cornée, il est difficile de stopper facilement les antirejets. L’adjonction de cyclosporine aide à diminuer les doses. Pour l’œil sec sévère, l’inflammation est présente et nécessite parfois le passage à des cures brèves de stéroïdes, les AINS restant fortement déconseillés. Le Softacort® est sans doute d’un intérêt grandissant dans ce domaine. Ne pénétrant presque pas dans l’œil, il permet en effet de remplacer le Flucon® habituellement prescrit.
Dans la chirurgie oculaire de la cataracte ou du glaucome, la combinaison AINS + stéroïdes est souvent prescrite pour casser la phase inflammatoire postopératoire. Le rebond à l’arrêt des collyres n’est pas rare et doit faire l’objet d’une information et ne pas être confondu avec un événement infectieux.
AINS
Les AINS ont surtout des conséquences négatives sur la surface oculaire. Sur le marché français on retrouve le flurbiprofène (Ocufen®), l’indométacine (Indocollyre®), le kétorolac (Acular®) et le diclofénac (Voltarenophta®). La plupart contiennent des conservateurs (BAK ou mercurothiolates) ou sont disponibles en unidoses (sauf Acular®). Leur pouvoir anesthésiant soulage les affections inflammatoires mais induit également un risque de kératite neurotrophique pouvant aboutir à des ulcérations épithéliales superficielles et, dans des cas plus rares, à une nécrose tissulaire. Plusieurs cas de perforation cornéenne ont ainsi été décrits après des chirurgies de la cataracte, le plus souvent chez des patients avec une surface oculaire préalablement fragilisée (glaucomateux, œil sec sévère, kératoplasties) (figure 3).
La prescription conjointe des AINS avec des lentilles pansements en postopératoire de laser excimer ou de corneal collagen cross-linking a été décrite comme étant responsable d’infiltrats inflammatoires stériles délétères. De rares cas d’inhibition du myosis ont été décrits en postopératoire de chirurgies de la cataracte. Des dermites de contact sont parfois retrouvées. Le passage systémique des AINS collyres peut exceptionnellement déclencher des crises d’asthme, des ulcérations gastriques, une altération de la fonction rénale.
Immunosuppresseurs
Ces molécules immunosuppressives ont une action mineure et retardée de 4 à 6 semaines sur l’inflammation par rapport aux stéroïdes ou aux AINS qui agissent rapidement et intensément. Leur utilité reste controversée, ce qui explique les réticences sur leur libre commercialisation. En France, les collyres cyclosporine A ou tacrolimus sont difficiles à prescrire car soit en préparation magistrale non commercialisée, soit en préparation commerciale en ATU de cohorte (cyclosporine – Ikervis ® UD 0,1%) ou nominative (tacrolimus) et donc uniquement disponibles dans les hôpitaux. Les préparations hospitalières sont moins bien tolérées que les unidoses. Dix à 15% des patients rapportent une période d’irritation ou des douleurs à l’instillation pendant quelques jours et certains patients finissent par abandonner la prescription de peur que leurs pathologies ne s’aggravent. Il n’est pas rapporté d’effet secondaire local ou systémique important faisant suite à leur usage en collyres. D’autres molécules immunomodulatrices sont rarement prescrites par voie générale par des médecins internistes pour des pathologies chroniques dysimmunitaires rares : anti-TNF alpha, interféron alpha2a. Leurs effets secondaires peuvent être sévères.
MMP
Ils ont un effet anti-inflammatoire adjuvant. Ils sont particulièrement utiles dans les cas de blépharite ou de rosacée. Qu‘il s’agisse de macrolides ou de tétracyclines, les effets secondaires classiques peuvent apparaître pour des prescriptions souvent courtes mais répétées, prescrites par voie orale. Les formulations collyres sont parfois mal tolérées sur des yeux préalablement inflammatoires, mais l’association de courte durée à des stéroïdes faibles permet d’améliorer l’observance.
Suivre les bonnes pratiques
La bonne prescription des anti-inflammatoires pour des affections oculaires repose toujours sur l’appréciation du ratio bénéfice/risque pour une situation donnée. Il faut déconseiller leur usage par les médecins non-ophtalmologistes. Leurs effets secondaires sont bien connus et doivent déboucher sur une solution alternative en cas de survenue. Les AINS peuvent supplanter les stéroïdes pour certaines indications (sclérites, uvéites, chirurgie oculaires) mais contrairement à celle des corticostéroïdes, leur action anti-inflammatoire ne sera ni augmentée ni modifiée par l’augmentation de leur fréquence d’administration.
L’administration de ces molécules puissantes doit s’accompagner d’une surveillance rigoureuse permettant de limiter leur usage à la durée et à la dose minimales efficaces. Des décroissances progressives sont souvent nécessaires pour des traitements dépassant 5 à 7 jours afin d’éviter un effet rebond délétère pourvoyeur de consultations non programmées. Dans la mesure du possible, les préparations sans conservateurs et sans antibiotiques sont à privilégier si le traitement doit se prolonger. La cyclosporine collyre permet une épargne ou un sevrage plus rapide de la cortisone pour les pathologies de la surface. À l’inverse, l’initiation d’un traitement par la cyclosporine peut être facilitée par la prise de cortisone faible.
Conclusion
L’usage des anti-inflammatoires est bien codifié en ophtalmologie et doit rester un domaine de prescription sous haute surveillance. Leur iatrogénie peut être liée à leur dosage (puissance, durée, pénétration), à la susceptibilité du patient, au véhicule et au mode d’administration associés. Les nouvelles formulations issues de la nanomédecine (solutions micellaires, liposomales, mucus penetrating particules) et les dispositifs mini-invasifs injectables à délivrance prolongée permettront de circonscrire et de limiter les effets secondaires des anti-inflammatoires dont l’usage est un atout majeur dans l’arsenal thérapeutique ophtalmologique.
Pour en savoir plus
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