Glaucome, intelligence artificielle et télémédecine
Le glaucome est une pathologie fréquente pouvant, en l’absence de diagnostic et de prise en charge, conduire à la cécité. La prévalence du glaucome va augmenter fortement dans les décennies à venir, du fait du vieillissement de la population, aussi bien dans les pays occidentaux que dans ceux en développement. L’organisation classique, avec une consultation ophtalmologique « en face à face », ne permettra donc pas une prise en charge convenable de tous, et d’autres organisations telles que la télémédecine et l’aide à l’interprétation des données par l’intelligence artificielle (IA) doivent être envisagées.

Un travail de Quigley et Broman a permis d’estimer qu’en 2010, environ 60,5 millions de personnes dans le monde étaient atteintes d’un glaucome ; 2,65% d’entre elles étaient âgées de plus de 40 ans [1]. Une méta-analyse d’études épidémiologiques a évalué ce nombre à 64,3 millions en 2013 et l’estime à 76 millions en 2020 et 111,8 millions en 2040 [2].
Dans de nombreux pays, en Occident ou dans d’autres régions du monde, les ressources en ophtalmologistes et en axillaires médicaux (orthoptistes, optométristes, etc.) stagnent, voire diminuent, et ne suivent pas cette augmentation de la demande en consultations de dépistage ou de prise en charge et de suivi de glaucomes (figure 1).
Télémédecine
Les sociétés savantes telles que l’European Glaucoma Society ou l’American Academy of Ophthalmology ont énoncé des critères diagnostiques et des algorithmes de prise en charge et de suivi bien codifiés, qui peuvent être utilisés lors de l’accompagnement d’un patient à distance dans le cadre d’un protocole de télémédecine.
La plupart des données de l’examen d’un patient glaucomateux peuvent être réalisées par un auxiliaire médical (orthoptiste, etc.) et exportées (mesure de la pression intraoculaire [PIO], photos du segment antérieur et du fond d’œil, OCT, données du champ visuel) pour être interprétées à distance par un ophtalmologiste. Les travaux évaluant la performance de la télémédecine ont des résultats favorables [3]. Pour le dépistage, l’examen ophtalmologique est performant, avec notamment peu de faux négatifs (sensibilité élevée). Le taux de faux positifs est plus élevé (spécificité plus faible), mais dans le cadre d’un examen de dépistage cela n’est pas problématique, car les cas identifiés à tort comme étant glaucomateux seront ensuite référés à un ophtalmologiste pour un bilan complet classique, qui permettra le cas échéant de réviser le diagnostic. Pour le suivi, l’aptitude à détecter une progression semble être comparable pour un suivi en télémédecine et un suivi classique en examen direct. Des études ont également évalué l’intérêt médico-économique de la télémédecine dans le domaine du glaucome [3]. Du fait des coûts moins élevés du dépistage par télémédecine par comparaison avec l’examen direct des patients, le téléglaucome permet – à ressources financières et humaines égales – de dépister un plus grand nombre de cas que l’examen traditionnel. Les auteurs concluent donc que le téléglaucome est intéressant, à la fois pour les patients (réduction des délais d’attente et des distances pour consulter un spécialiste), pour les médecins (tri des patients permettant de concentrer son temps sur les cas les plus complexes), et pour les systèmes de santé (plus grand nombre de glaucomes dépistés à coût constant pour le système de soins).
Le point en France
Des évolutions législatives récentes vont favoriser le recours à la télémédecine pour le suivi des hypertonies oculaires et des glaucomes stables.
Pour la délégation de la réalisation d’actes à un orthoptiste et la possibilité d’interprétation à distance des données de ces actes par un ophtalmologiste, le décret n°2016-1670 du 5 décembre 2016 permet le suivi d’une pathologie déjà diagnostiquée dans le cadre d’un protocole organisationnel contracté entre un ophtalmologiste et un ou plusieurs orthoptistes [4]. Le protocole organisationnel doit préciser les modalités de suivi – examens à réaliser, critères d’éligibilité, fréquence des examens – ainsi que les modalités de transmission des examens au médecin, la télétransmission étant une possibilité. Un compte rendu signé par le médecin ophtalmologiste et détaillant la conduite à tenir et les modalités de suivi de la pathologie doit être adressé au patient et à l’orthoptiste.
Le décret précise également la liste des actes pouvant être effectués en délégation par un orthoptiste –en ajoutant de nouveaux actes à ceux faisant déjà partie du champ de compétence des orthoptistes – et les principaux actes nécessaires au suivi d’une hypertonie ou d’un glaucome sont mentionnés : mesure de l’acuité visuelle, tonométrie non contact, photographie du segment antérieur, rétinophotographie et tomographie par cohérence optique. L’interprétation des actes relève de la compétence exclusive de l’ophtalmologiste.
Pour la valorisation financière, la mise en place, depuis 2018, de nouvelles cotations orthoptiques aide à la valorisation des actes techniques réalisés par l’orthoptiste. Pour la valorisation de l’acte médical, les possibilités sont encore assez limitées. L’Assurance maladie (Ameli.fr [5]) a créé 2 actes nouveaux :
- la téléconsultation, dont le recours nécessite une connexion vidéo simultanée avec le patient, et qui n’est donc pas adaptée à l’interprétation différée d’examens de dépistage ou de suivi d’un glaucome ;
- la téléexpertise, utilisable lorsqu’un médecin sollicite l’avis d’un collègue en raison de sa formation ou de sa compétence particulière (par exemple un patient adressé par un médecin généraliste pour un examen ophtalmologique, avec dépistage du glaucome ; ou un patient adressé par un ophtalmologiste à un autre ophtalmologiste pour le suivi d’un glaucome). Existant depuis 2019, la téléexpertise est actuellement restreinte aux actes réalisés dans le cadre d’une affection de longue durée, aux patients atteints de maladies rares, résidant dans des zones où les médecins sont peu nombreux, dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ou dans une structure médico-sociale, ainsi qu’aux personnes détenues. Cet acte devrait normalement être élargi à toute la population fin 2020.
Afin de favoriser et d’encadrer le développement de la télémédecine dans ce domaine, la Société française du glaucome (SFG) et le Syndicat national des ophtalmologistes français (SNOF) ont proposé un modèle de protocole organisationnel pour le suivi d’une hypertonie oculaire ou d’un glaucome stable ou peu évolutif. Ce protocole peut être utilisé comme modèle par un médecin intéressé par une telle organisation (figure 2).
Enfin, d’un point de vue pratique, plusieurs plateformes de téléophtalmologie se sont développées, qui permettent une mise en réseau des centres de réalisation d’actes (cabinets d’ophtalmologistes et/ou d’orthoptistes) avec des ophtalmologistes lecteurs des actes et situés à distance (tableau). La plupart de ces plateformes ont été développées pour dépister la rétinopathie diabétique, mais grâce aux évolutions réglementaires, elles s’ouvrent à d’autres applications telles que la prise en charge des glaucomes ou la prescription de corrections optiques.
Intelligence artificielle
Le diagnostic et le suivi d’un glaucome génèrent de nombreuses données qui peuvent être interprétées par des logiciels d’IA [6]. Des articles récents ont montré une performance élevée des algorithmes d’IA pour détecter et reconnaître ou classifier des anomalies du champ visuel, de la papille optique et des analyses OCT de la tête du nerf optique et de la région maculaire. Ces algorithmes permettent à la fois de diagnostiquer un glaucome et de déterminer son stade.
Une équipe coréenne a ainsi évalué la performance d’un algorithme d’apprentissage profond pour l’analyse globale d’images issues de rétinographies non mydriatiques (figure 3) [7]. Cet algorithme a été développé de façon à rechercher des signes d’une rétinopathie diabétique, d’une DMLA (drusen et hémorragies maculaires), de membranes et de trous maculaires, d’une atrophie choriorétinienne myopique, de modifications de la papille évocatrices d’un glaucome, et de déficits de la couche des fibres optiques. Quatre bases de données comprenant 96 500 images de fonds d’œil ont été utilisées pour l’alimenter. Une équipe de 57 ophtalmologistes spécialisés dans différents domaines (glaucome et rétine médicale notamment) a réalisé une lecture d’une partie des images de façon à pouvoir concevoir, puis améliorer l’algorithme. Une autre partie des images a également été lue par des ophtalmologistes, puis utilisée pour tester les performances de l’algorithme. L’aire sous la courbe ROC (qui traduit l’aptitude de l’algorithme à mettre en évidence les anomalies) était excellente pour l’ensemble des paramètres détectés, variant de 0,95 à 0,99 (un chiffre de 1 correspond à une aptitude diagnostique parfaite, sans erreur). Globalement, cette étude montre qu’un algorithme d’apprentissage profond possède une aptitude au moins égale à celle d’un œil humain expert pour l’analyse complète de toutes les anomalies pouvant être rencontrées lors de l’observation d’un cliché du fond d’œil.
L’IA pourrait également avoir un intérêt pour le suivi des glaucomes et l’aide aux décisions thérapeutiques. Une équipe américaine a ainsi développé un algorithme permettant, à partir des données périmétriques et tonométriques, de prédire de façon individuelle le risque d’évolution en fonction des valeurs futures de la PIO (figure 4) [8]. Pour alimenter l’algorithme, 571 patients suivis dans les grandes études interventionnelles AGIS et CIGTS ont été pris en compte. Le programme permettrait de prédire à un horizon de 5 ans le risque d’évolution pour un sujet donné, ainsi que l’impact des valeurs de la PIO lors du suivi sur le risque d’évolution. Ce travail montre la possibilité de réaliser des prévisions individualisées de la vitesse d’évolution, ainsi que l’intérêt de l’IA pour déterminer les valeurs de la PIO devant être atteintes chez un patient donné, et donc pour guider le choix du traitement. Couplée à des algorithmes de traitement et à des données sur l’efficacité des différentes options thérapeutiques disponibles, une telle analyse permettrait de générer automatiquement une proposition de traitement à chaque stade de la maladie et lors du suivi d’un patient.
Références bibliographiques
[1] Quigley HA, Broman AT. The number of people with glaucoma worldwide in 2010 and 2020. Br J Ophthalmol. 2006;90(3):262-7.
[2] Tham YC, Li X, Wong TY et al. Global prevalence of glaucoma and projections of glaucoma burden through 2040: a systematic review and meta-analysis. Ophthalmology. 2014;121(11):2081-90.
[3] Thomas SM, Jeyaraman MM, Hodge WG et al. The effectiveness of teleglaucoma versus in-patient examination for glaucoma screening: asystematic review and meta-analysis. PLoS One. 2014;9(12):e113779.
[4] https://www.legifrance.gouv.fr/eli/decret/2016/12/5/AFSH1624 123D/jo/texte CNAM téléconsultation.
[5] https://www.ameli.fr/assure/actualites/teleconsultation-coup-denvoi-le-15-septembre2018.
[6] Ting DSW, Pasquale LR, Peng L et al. Artificial intelligence and deep learning in ophthalmology. Br J Ophthalmol. 2019;103(2):167-75.
[7] Son J, Shin JY, Kim HD et al. Development and validation of deep learning models for screening multiple abnormal findings in retinal fundus images. Ophthalmology. 2020;127(1):85-94.
[8] Kazemian P, Lavieri MS, Van Oyen MP et al. Personalized prediction of glaucoma progression under different target intraocular pressure levels using filtered forecasting methods. Ophthalmology. 2018;125(4):569-77.