Dystrophie de Fuchs : le bon moment pour greffer ?
La dystrophie de Fuchs, primairement décrite par Ernest Fuchs en 1902, n’est pas une maladie rare, c’est en fait la plus fréquente dégénérescence de l’endothélium cornéen. Avec l’augmentation du grand âge, elle sera de plus en plus diagnostiquée. La démocratisation de la greffe endothéliale permet de greffer de manière peu invasive, exposant à la tentation de greffes plus précoces. Il convient de rester vigilant sur le bon moment pour la greffe qui va se décider au cas par cas en fonction du contexte et des besoins du patient.
La prévalence de la dystrophie de Fuchs est estimée entre 1 et 4% après 50 ans dans les pays industrialisés. La maladie débute dans la troisième et la cinquième décennie et évolue très lentement pour aboutir à des symptômes habituellement après 60 ans. Elle présente un support génétique autosomique dominant mais ce trait familial n’est pas souvent retrouvé (types 1-3 de la classification IC3D). Elle touche 2 à 3 fois plus les femmes que les hommes, et sa physiopathologie repose sur l’apoptose prématurée des cellules endothéliales, associée à un épaississement excessif de la membrane de Descemet attribué à une faible résistance au stress oxydatif. L’association au kératocône (sujets de plus de 30 ans) a souvent été rapportée (figure 1).
Quels mécanismes pour expliquer la baisse de la vision des patients ?
Il existe des formes précoces et tardives de dystrophie de Fuchs, des formes diffuses et des formes focales. Une classification morphologique actualisée existe, qui regroupe la maladie en 5 stades (Krachmer). Elle n’est pas toujours corrélée avec les signes fonctionnels. Ces derniers sont reliés à l’accumulation de fluide dans le stroma et l’épithélium cornéen, mais aussi à l’accumulation de gouttes ou d’irrégularités de la face endothéliale. Dans les 2 cas, la diffusion optique entraîne une baisse de la vision, une photophobie et une diminution de la transparence cornéenne. La diffusion optique de type Rayleigh est exacerbée par l’espacement des lamelles de collagène et la fibrose stromale superficielle qui intervient dans les formes avancées. La diffusion optique de type Mie est amplifiée par la présence de gouttes endothéliales et de buées épithéliales aux stades avancés également. Cette dernière est beaucoup plus gênante, car directionnelle.
Diagnostic clinique
Les signes fonctionnels sont parfois absents dans les stades débutants. Dans les formes plus avancées, le patient rapporte une photophobie croissante, une baisse de la qualité de vision, une diminution du contraste. Des halos colorés liés à l’œdème et aux aberrations optiques sont également décrits. Les signes de décompensation sont reliés à une fluctuation des symptômes dans la journée, le patient décrit un flou matinal qui s’estompe au fil des heures, relié à l’hypoxie relative nocturne lorsque les paupières sont fermées. Le flou visuel varie également positivement avec l’allongement de la durée de sommeil.
Le diagnostic est porté à la lampe à fente devant la présence d’un endothélium martelé ou en gouttes cornea guttata, mieux vu en rétro-illumination. L’œdème cornéen postérieur se traduit par une cornée voilée, des plis endothéliaux et parfois une buée épithéliale. La présence d’un œdème associé aux gouttes définit la maladie. La microscopie confocale ou spéculaire permet de visualiser la densité et la morphologie dégradée des cellules. Des lacunes sombres, liées aux gouttes, sont visibles dans le plan d’observation confocal. Son intérêt réside dans le diagnostic des formes débutantes et moins pour le suivi, car il est peu reproductible.
La prédiction du risque d’aggravation n’est pas simple. Il est fonction du stade de sévérité initial, de l’âge du patient, du statut du cristallin, de la réalisation d’une chirurgie intraoculaire et, pour certains, de l’étroitesse de la chambre antérieure.
Diagnostic d’évolution
Le diagnostic de l’aggravation est essentiellement posé grâce aux signes cliniques majorés et aux indices biométriques dégradés. La durée augmentée du flou matinal est un marqueur intéressant, bien que subjectif. La tomographie Scheimpflug et l’OCT cornéen sont les meilleurs outils pour juger de l’évolution. L’OCT semble avoir une meilleure fiabilité pour les formes avancées. La diminution du gradient pachymétrique entre le point le plus fin (CTP) et les 6 mm au-delà, l’augmentation et le déplacement de ce point, l’hyperréflectivité du stroma et de la couche endothéliale sont les paramètres les plus souvent regardés. Certains décrivent également l’apparition d’une dépression de la face postérieure (figure 2).
L’évolution n’est pas toujours un argument suffisant pour proposer une greffe endothéliale. Il faut prendre en considération le retentissement fonctionnel, les comorbidités associées (surface, cristallin, rétine et nerf optique), les risques de rejet, le contexte du suivi.
L’importance de greffer au bon moment
Greffe trop précoce
C’est prendre le risque d’une baisse de la vision relative, d’une durée de greffe insuffisante (estimée entre 10 et 15 ans) impliquant plusieurs procédures dont les risques se cumulent et s’amplifient. Au rejet ou à la décompensation d’une première greffe, la qualité de vision est souvent moins bonne qu’avant celle-ci. Enfin, c’est aussi priver un patient plus symptomatique d’un greffon obtenu plus rapidement. L’avenir est peut-être à l’injection de Rho-kinases (ROCK inhibitor), ce qui permettra à certains de nos patients encore peu symptomatiques d’éviter la greffe à moyen terme.
Greffe trop tardive
C’est augmenter le risque de fibrose stromale limitant la récupération, avoir des troubles de cicatrisation liée à l’âge, et c’est aussi perdre une partie du bénéfice d’un greffon obtenu plus tôt dans la vie, améliorant la qualité de cette dernière.
Que faire quand la baisse de la vision est liée à la cataracte ?
En règle générale, au moment de la majoration des symptômes visuels, il faut s’assurer du lien de causalité entre la dystrophie et ces symptômes. Faire la part des choses nécessite un examen rigoureux du statut cristallinien, de la macula et du nerf optique. Si une cataracte semble évidente, il y a 3 situations :
- le patient n’est pas gêné, il est souhaitable d’attendre un peu et de surveiller tous les 6 mois ;
- le patient est gêné mais la cornée ne semble pas décompensée, il faut intervenir prudemment sur la cataracte en prévenant du risque de greffe consécutif. Il faudra éviter les implants prémiums car il y a incertitude sur le calcul et l’évolution à long terme. Les implants dits EDOF, moins susceptibles à l’erreur réfractive, peuvent se discuter au cas par cas, ainsi que la monovision ;
- le patient est gêné et la cornée présente les stigmates évidents d’une probable décompensation. Ici, il est plus simple de réaliser une chirurgie combinée. Il faut néanmoins souligner que le combiné expose à plus de complications per- et postopératoires. Le tableau résume les critères rationnels mais non absolus pouvant d’emblée faire pencher vers une greffe endothéliale.
Pour en savoir plus
Repp DJ, Hodge DO, Baratz KH et al. Fuchs’ endothelial corneal dystrophy: subjective grading versus objective grading based on the central-to-peripheral thickness ratio. Ophthalmology. 2013;120(4): 687-94.
Patel SV, Hodge DO, Treichel EJ et al. Predicting the prognosis of Fuchs endothelial corneal dystrophy by using Scheimpflug tomography. Ophthalmology. 2020;127(3):315-23.
Wertheimer CM, Elhardt C, Wartak A et al. Corneal optical density in Fuchs endothelial dystrophy determined by anterior segment optical coherence tomography. Eur J Ophthalmol. 2021;31:1771-8.
Watanabe S, Oie Y, Miki A et al. Correlation between angle parameters and central corneal thickness in Fuchs endothelial corneal dystrophy. Cornea. 2020;39(5):540-5.
Moshirfar M, Huynh R, Ellis JH. Cataract surgery and intraocular lens placement in patients with Fuchs corneal dystrophy: a review of the current literature. Curr Opin Ophthalmol. 2022;33(1):21-7.
Augustin VA, Köppe MK, Son HS et al. Scheimpflug versus optical coherence tomography to detect subclinical corneal edema in Fuchs endothelial corneal dystrophy. Cornea. 2021;doi:10.1097.