Un effet indésirable inattendu du confinement lié à la pandémie Covid-19

Mme M., âgée de 48 ans, se présente aux urgences ophtalmologiques mi-mai 2020. Son œil gauche est rouge et douloureux depuis 4 jours.

Présentation clinique
L’examen initial retrouve une acuité visuelle à « compte les doigts » à 1 m sur l’œil gauche (10/10 pour l’œil droit sans correction). À la lampe à fente (figure 1), on constate un infiltrat cornéen paracentral stromal de 2,5 mm de diamètre associé à une endothélite majeure, un ulcère central de 2,2 mm de diamètre. La chambre antérieure est le siège d’une importante réaction inflammatoire avec un hypopion de 1,5 mm de hauteur, de multiples amas fibrineux et une membrane cyclitique. Il s’agit donc d’un tableau d’abcès de cornée avec des critères de gravité relevant d’une hospitalisation en ophtalmologie.

La patiente rapporte pour seul antécédent le port de lentilles souples colorées à visée cosmétique et à renouvellement trimestriel. Elle a effectué le changement de ses lentilles la semaine précédente mais, n’ayant pas pu se fournir chez son opticien habituel, elle a procédé à leur achat via un site Internet. Il s’agit de lentilles en hydrogel (HEMA) (figure 2). Les inscriptions sont intégralement en sinogrammes, sans aucune traduction française ou anglaise de conseils d’usage. Il est possible de calculer le Dk/e (qui est de 13,75) à partir du Dk et de l’épaisseur de la lentille, soit une valeur très faible à haut risque infectieux et hypoxique. On note également un mésusage concernant le respect des règles de port des lentilles par la patiente.

Des prélèvements à visée microbiologique sont réalisés, retrouvant sur la culture bactérienne un Pseudomonas aeruginosa avec phénotype de résistance sauvage. Une bi-antibiothérapie topique fortifiée initiale est mise en place par ceftazidime 20 mg/mL et vancomycine 50 mg/mL horaire, avec décroissance progressive et relais par ofloxacine et tobramycine topiques.

L’évolution est marquée par une bonne maîtrise de la composante infectieuse (réépithélialisation, disparition de l’hypopion), autorisant l’instauration d’une corticothérapie locale pour faire régresser l’appel néovasculaire induit. À distance de l’épisode (figure 3), il persiste une taie stromale centrale en cours d’éclaircissement, avec un amincissement cornéen séquellaire et une épaisseur stromale résiduelle à 200 µm. Les conséquences fonctionnelles sont non négligeables, avec une acuité visuelle limitée à 3/10, et une photokératectomie thérapeutique est difficilement envisageable. Une déclaration auprès de la SFO-ALC (Société française des ophtalmologistes spécialistes de lentilles de contact) et de la HAS (Haute Autorité de santé) a été réalisée concernant cet effet indésirable.

 

Discussion
Les lentilles de contact à usage cosmétique font l’objet d’une réglementation particulière en France [1]. En effet, ne possédant aucune visée médicale, elles ne sont pas considérées comme des dispositifs médicaux par l’Agence nationale de la sécurité du médicament (ANSM). Toutefois, elles peuvent entrer dans son champ de compétences si elles présentent un risque pour la santé publique. L’ANSM a ainsi la possibilité d’imposer des restrictions d’utilisation ou de commercialisation concernant ces produits.

Les lentilles de contact à visée cosmétique colorées représentent entre 0 et 2% des lentilles de contact portées en France [2]. Si certaines sont référencées par les autorités sanitaires et vendues chez les opticiens, les ventes par Internet sur des sites marchands échappent aux contrôles sanitaires. Plusieurs études se sont intéressées aux complications potentielles du port de ce type de lentilles [3-5]. Dans chaque série, un taux élevé de complications infectieuses est noté, pouvant multiplier par plus de 10 le risque de développer une kératite infectieuse par rapport au port de lentilles thérapeutiques [5]. Plusieurs facteurs sont susceptibles d’expliquer ce surrisque : défaut d’éducation à l’hygiène, absence de dépistage des contre-indications et fréquence plus élevée de premiers porteurs.

Notre patiente s’approvisionnait en temps normal chez son opticien. Cependant, en raison du confinement national lié à la pandémie de Covid-19, l’achat de lentilles de contact chez les opticiens a été restreint et celui des lentilles cosmétiques n’a pas été retenu comme besoin urgent dans les directives gouvernementales. En conséquence, et malgré les recommandations de la SFO-ALC de limiter le recours aux lentilles lors de cette période, notre patiente a opté pour l’achat en ligne sur un site marchand non référencé, augmentant encore le risque infectieux du fait de l’absence totale de regard des autorités sanitaires françaises sur ce produit, avec les conséquences décrites précédemment.

Conclusion
La pandémie de Covid-19 a eu des effets parfois totalement inattendus sur la santé ophtalmologique de la population française. Le confinement national a favorisé chez cette patiente le développement d’un abcès de cornée avec des conséquences visuelles significatives par l’utilisation de lentilles de contact cosmétiques via des sources non régulées par les autorités sanitaires.

Références bibliographiques
[1] Liste des positionnements réglementaires et des qualifications des DM et DMDIV – ANSM, version du 19/02/2018.
[2] Morgan P et al. International contact lens prescribing in 2017. Contact Lens Spectrum. 2018 ;33:28-33.
[3] Young G, Young AG, Lakkis C. Review of complications associated with contact lenses from unregulated sources of supply. Eye Contact Lens. 2014;40(1):58-64.
[4] Singh S, Satani D, Patel A, Vhankade R. Colored cosmetic contact lenses: an unsafe trend in the younger generation. Cornea. 2012;31(7):777-9.
[5] Sauer A, Bourcier T, French Study Group for Contact Lenses Related Microbial Keratitis. Microbial keratitis as a foreseeable complication of cosmetic contact lenses: a prospective study. Acta Ophthalmol. 2011;89(5):e439-42.

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