Traiter le glaucome en se fixant une cible
Symposium Allergan
Comment tendre vers son objectif ?

Peut-on atteindre des objectifs thérapeutiques en définissant une valeur cible de pression intra-oculaire (PIO) ? À partir des nombreuses données de la littérature et d’exemples concrets, les communications d’Alain Bron, Jean-Paul Renard, Florent Aptel, Philippe Denis et Christophe Baudouin nous éclairent quant à la démarche et sa complexité.
PIO cible : tenir compte de l’âge
D’après la communication d’Alain Bron
Le concept de PIO cible, outil utile, est assez récent. De nombreuses études ont prouvé que réduire la PIO diminue les risques de conversion en glaucome, et de progression, bien que cela ne résume pas cette maladie multifactorielle. Il faut en effet aussi tenir compte d’un ensemble de facteurs de risque, dont la liste s’est progressivement étoffée (EGS – European Glaucoma Society).
En théorie, atteindre la PIO cible reviendrait à ne pas amplifier la perte de cellules ganglionnaires considérée comme normale pour l’âge, ou, en pratique, à maintenir la qualité de vie compte-tenu de l’espérance de vie, car il ne s’agit pas de traiter « à tout prix ».
Fixer un seuil ou un intervalle de PIO, cibler une réduction en pourcentages, appliquer des formules, adapter le niveau de baisse pressionnelle à l’évolution du glaucome, les méthodes utilisées dans les études varient. En pratique, la stratégie thérapeutique chiffrée est inscrite dans le dossier médical et régulièrement réévaluée en fonction de la gravité du glaucome, de sa progression et du mieux être du patient. Il faut se fier au bon sens clinique (entretien, biomicroscopie, papilles, photos, âge) et au champ visuel (CV), bien qu’il puisse être très variable au cours du temps, et se fonder sur la progression du glaucome, sans se focaliser sur la baisse de PIO. Ainsi, il est même parfois possible d’alléger le traitement, qui peut altérer la qualité de vie. L’OCT est complémentaire, mais insuffisant à lui seul.
Distinguer les facteurs oculaires et extra-oculaires d’apparition, de conversion, de progression
D’après la communication de Jean-Paul Renard
Accessibles ou non à un traitement, de nombreux facteurs de risque de progression des glaucomes conditionnent la PIO cible. Il faut les rechercher et les distinguer des facteurs de conversion et d’apparition, ou des indicateurs de progression.
Si une cornée fine contribue à sous-estimer la PIO cible, l’OHTS (Ocular Hypertension Treatment Study) ne l’a pas validée en tant que facteur de progression. L’angle irido-cornéen peut se fermer avec le temps et devenir un facteur de progression et d’aggravation. Les papilles et excavations physiologiquement grandes n’agissent pas comme des facteurs de risque indépendants démontrés. En revanche, l’atrophie et les hémorragies péri-papillaires sont des indicateurs de progression et d’aggravation de la neuropathie optique glaucomateuse. L’hypo-pression du liquide cérébrospinal est incriminée dans certains glaucomes à pression normale (GPN), sans être un facteur de progression prouvé. Si, au-delà de -6 D, la myopie multiplie par six le risque d’apparition d’un glaucome, elle ne semble pas agir comme facteur aggravant ou de progression.
Environ un tiers des dispersions pigmentaires se complique de glaucome mais l’effet de ce facteur d’apparition sur la progression n’est pas prouvé. Le syndrome pseudo-exfoliatif augmente de 5 à 10 fois le risque d’apparition d’un glaucome et, si la PIO est élevée, multiplie par deux le risque de conversion. Il s’agit d’un facteur de progression.
Au plan extra-oculaire, l’âge représente à la fois un facteur d’apparition et de progression des neuropathies glaucomateuses (8% après 80 ans), ce d’autant que la prévalence des autres facteurs de risque augmente aussi et que s’ajoute la perte physiologique des axones. Les antécédents familiaux au 1er degré multiplient par 3 le risque de glaucome, sans pour autant constituer un facteur de progression… Au plan ethnique, le risque d’apparition d’un glaucome, plus précoce et plus grave, est trois fois supérieur en cas de mélanodermie, dont l’effet sur le risque de progression n’est pas démontré.
Très étudiés, les troubles de la perfusion vasculaire jouent un rôle important, notamment lorsqu’un glaucome évolue malgré le contrôle de la PIO ; les pertes vasculaires et axonales sont corrélées. Une pression de perfusion diastolique (PPD = pression artérielle (PA) diastolique - PIO) inférieure à 50 mmHg fait partie des facteurs de risque démontrés de progression de la neuropathie glaucomateuse. Il faut aussi rechercher une hypotension artérielle, une hémorragie du disque optique (indicateur) ainsi qu’un vasospasme, bien que son rôle soit controversé. Il n’est pas prouvé qu’un syndrome d’apnée du sommeil augmente le risque de glaucome, ni que son traitement en ralentit la progression, mais des études complémentaires sont attendues. Le décubitus latéral du côté de l’œil le plus atteint aggrave la neuropathie.
Enfin, une association significative entre pesticides et glaucome (plus fréquent chez les agriculteurs et les ouvriers), a été mise en évidence. Les apports insuffisants en oméga 3 semblent également en cause. Au-delà de 40 paquets-années, la consommation de tabac multiplie par 4 la prévalence des glaucomes. Le cannabis et l’héroïne diminueraient quant à eux transitoirement la PIO… Pratiquée plus d’une heure par jour, l’activité physique réduit le risque de diminution de la PPD, cependant l’haltérophilie et la pratique des instruments à vent augmenteraient la PIO et la PA…
Pas de méthode parfaite pour estimer la PIO
D’après la communication de Florent Aptel
Les méthodes utilisées en pratique pour mesurer la PIO sont indirectes mais précises. Pour être parfaitement exécutée la tonométrie de Goldman requière une anesthésie locale et une quantité modérée de fluorescéine. Le patient doit regarder au loin (et non l’oreille de l’opérateur car l’accommodation impacte la mesure), la molette doit être réglée sur « 10 », puis, sans « écraser » l’œil, augmentée jusqu’à pouvoir effectuer la lecture (pression nécessaire pour aplanir le globe). Un excès de larmes surestime le résultat, de même que l’apnée, le contact ou la contraction des paupières et une cornée épaisse. De plus, du fait de leur caractère ponctuel, ces mesures méconnaissent les fluctuations réelles. Pour estimer ces variations, on peut effectuer une courbe diurne mais qui reste insuffisante, d’autant qu’elle est unique, car non reproductible.
Peu de laboratoires du sommeil pratiquent les courbes circadiennes, qui pourtant offrent une bonne estimation des fluctuations chez les sujets sains ou glaucomateux, même s’il faut les réveiller la nuit. D’autres méthodes non invasives existent, l’une d’elles à type de lentille sensible aux modifications du diamètre cornéen avec la PIO, mais dont les résultats, en mV, ne sont pas convertibles en mmHg. Cela reste donc du domaine de la recherche, qui se poursuit pour améliorer les techniques. Des méthodes de mesure en continu, fondées sur des implants intraoculaires, sont en cours de développement.
En 2021…
…les mesures associent en première intention la tonométrie de Goldmann à la pachymétrie cornéenne. La méthode du jet d’air peut ensuite prendre le relai si glaucome et PIO sont stables. Malgré leurs limites, les courbes diurnes restent utiles en cas de GPN, de glaucome qui évolue malgré une PIO en apparence bien contrôlée et de glaucomes pigmentaire, à angle fermé ou exfoliatif, dont la PIO varie beaucoup.
Quels liens entre fluctuations de la PIO et progression du glaucome ?
D’après la communication de Philippe Denis
Bien qu’elle en soit le principal facteur de risque, l’élévation de la PIO n’est pas synonyme de glaucome. Si la contrôler demeure le principal moyen de ralentir la maladie, elle subit de nombreuses sources de fluctuations, auxquelles les yeux normaux n’échappent pas.
En effet, la PIO varie avec le clignement, les mouvements oculaires, les battements cardiaques, la posture (diminue si l’on surélève la tête de 30°, augmente avec certaines figures de yoga) ou la saison (augmente l’hiver, diminue l’été). Elle s’élève avec l’âge, certains médicaments (corticoïdes), l’ovulation, l’activité physique, le décubitus, la consommation d’eau ou de café mais diminue avec les traitements spécifiques ou l’alcool…
Surtout, elle décrit un rythme circadien : plus basse en fin journée et plus élevée la nuit, elle est maximale le matin, y compris en cas de GPN et plus encore de fermeture de l’angle. Bien que les pics de PIO soient le plus souvent nocturnes, il faut savoir les rechercher chez le myope fort, dont l’interprétation du fond d’œil est difficile. Les courbes de PIO décrivent différents profils, sans heure précise pour les pics, et ne sont pas reproductibles. Les variations diminuent sous traitement, avec la réduction de la PIO moyenne, et une chirurgie fonctionnelle peut gommer les irrégularités nycthémérales.
Bien que les études ne concordent pas toutes, elles confirment la difficulté de traquer les pics mais suggèrent que les fluctuations à long terme et/ou marquées, jouent un rôle cumulatif sur l’évolution des glaucomes. Les glaucomes pigmentaires ou exfoliatifs, les angles étroits, les uvéites, ou un traitement mal suivi, favorisent les fluctuations de la PIO.
Atteindre la PIO cible, oui mais : traiter au bon moment et à bon escient
D’après la communication de Christophe Baudouin
Le concept de PIO cible n’est pas une valeur et, en pratique, on sait rarement quand on l’obtient. Il ne s’agit pas de diminuer le plus possible la PIO mais d’en adapter le niveau à chaque patient pour retarder ou éviter la progression du glaucome, connaissant les nombreux facteurs individuels qui l’influencent. Il faut détecter au plus tôt les indices qui montrent que cet objectif n’est pas atteint, tout en tenant compte des risques et des effets indésirables des médicaments (allergiques, irritatifs ou systémiques), que les patients n’identifient pas toujours en tant que tels. Au cours d’un glaucome, l’atteinte de la surface oculaire, qui est modélisable, peut être précoce, pauci- ou asymptomatique mais déjà biologiquement présente, modérée, à type de sécheresses et d’irritations, voire extrême, source de sur-risque chirurgical. Au-delà d’une trithérapie médicale, la tolérance devient médiocre : il faut savoir interrompre un traitement susceptible de compromettre la qualité de vie, l’observance et probablement aussi sa propre efficacité (inflammation).
La trabéculoplastie, pas toujours prédictible, peut être utile en phase précoce pour différer un traitement médical ou chirurgical, ou remplacer un traitement local mal toléré.
Evaluer le rapport bénéfice/risque d’une chirurgie, revient à comparer le risque d’intervenir au risque de ne pas intervenir, double évaluation difficile. En effet, les échecs et les complications d’un geste, même parfaitement réalisé, ne sont pas rares ; des pertes visuelles, principale préoccupation, sont possibles. Sauf difficultés d’accès aux soins ou d’observance, la chirurgie est classiquement indiquée si les traitements précédents ont échoué. La décision d’opérer, en choisissant le moment idéal, constitue un dilemme. Les interventions tardives exposent aux pires conditions (quadrithérapies, surface oculaire inflammatoire, CV agonique, monophtalme).
Poser de bonnes indications est problématique. Il faut utiliser des outils adaptés pour documenter avec certitude l’évolution de la maladie (intérêt des CV centraux, OCT moins performant dans les formes avancées…), et s’interroger. Par exemple, un déficit qui progresse vers la périphérie, et non le centre, justifie-t-il une prise de risque ? Analyser l’angle irido-cornéen, questionner la stabilité de la PIO et la fiabilité des mesures, l’observance et les facteurs extérieurs (GPN…) restent des étapes incontournables.