La surface oculaire au cœur de l’actualité
Symposium Alcon

La sécheresse oculaire progresse

L’irruption de la pandémie a contraint les ophtalmologistes à adapter leurs pratiques. Au sujet de la Covid-19, des impacts médico-économiques de la sécheresse oculaire, et de sa prise en charge rationnelle en période de crise sanitaire, Dominique Bremond Gignac, Pierre-Jean Pisella et Marc Labetoulle ont dressé un tableau de l’actualité, à partir de données publiées, nationales et internationales, et d’expériences pratiques.

Les aspects médicaux et économiques sont liés
D’après la communication du Pr Pierre-Jean Pisella
Au plan mondial 1,4 milliard de personnes souffraient de symptômes de sécheresse oculaire en 2020 parmi lesquelles 738 millions avaient aussi les signes cliniques, qui correspondent au diagnostic positif du syndrome d’œil sec selon le DEWS II, et 642 millions n’avaient que des symptômes, ce qui définit la phase pré-clinique. Par ailleurs, 651 millions de personnes courent un risque élevé de développer une sécheresse oculaire : elles présentent des signes cliniques sans symptômes. Leur nombre devrait augmenter dans les années à venir. Aux situations classiques, comme les dysfonctionnements des glandes de Meibomius, la ménopause, les allergies oculaires ou le port de lentilles, il faut ajouter les hommes de plus de 50 ans et les modifications de l’environnement liés à la pandémie à Covid-19 (confinement, écrans, dont télétravail, port du masque…). Malheureusement, seulement un tiers des personnes concernées bénéficient d’un diagnostic. Le taux de traitement se révèle d’autant plus faible que le pays est émergeant.
L’absence de parallélisme entre les signes cliniques et les symptômes n’est pas neutre au plan thérapeutique car il impacte les décisions réglementaires. En effet, selon les pays, les autorités sanitaires ne privilégient pas les mêmes paramètres (ex. : l’inflammation aux USA ou l’instabilité du film lacrymal en Europe et au Japon). Ainsi, la HAS se fonde sur des critères très spécifiques pour autoriser les remboursements par l’assurance maladie. Plusieurs sociétés savantes ont vu le jour dans ce domaine depuis les années 1980. Par exemple, le DEWS (Dry Eye WorkShop) est né du TFOS (Tear Film & Ocular Surface Society) et le congrès de l’EuDES, European Dry Eye Society, dernière née (2021), se tiendra prochainement. Ces structures élaborent leurs propres définitions et mots clés, à partir desquels le clinicien peut poser le diagnostic de sécheresse, évaluer sa sévérité et en déduire le traitement. Le consensus DEWS II parle notamment de maladie multifactorielle, d’hyperosmolarité et d’inflammation. En pratique, plus le diagnostic est précoce plus la proportion de formes légères est importante et inversement : il existe des inégalités d’accès au diagnostic. Si les USA comptent 50% de formes légères et 8% de formes sévères, le Japon arrive en tête de la consommation de gouttes oculaires pour les sécheresses étiquetées sévères. Au plan mondial, 51% des traitements sont prescrits et 43% sont OTC (collyres en vente libre), les autres catégories étant assez peu représentées. Cette répartition varie selon les pays : aux USA la prescription est majoritaire (notamment de ciclosporine A) ; au Japon les prescriptions arrivent aussi nettement en tête et les sécrétagogues dominent. En France, 4 millions de personnes sont concernées par la sécheresse oculaire, dont 10% de formes très sévères. La prescription y est la règle, alors que l’Europe de l’Ouest ne prescrit qu’à 27% (OTC 67%).
En bref, définitions, sociétés savantes, autorités sanitaires et vente sont liées.
Référence : « 2020 Dry Eye Products Market Report »

Une pandémie aux multiples impacts
D’après la communication du Pr Dominique Bremond Gignac
Alors que la situation sanitaire reste inquiétante, différentes catégories de conséquences ont émergé, n’épargnant pas la surface oculaire.
Compte-tenu notamment du mode de transmission aéroporté probablement prédominant du SARS-Cov2, le risque de contamination directe via la conjonctivite est réel. Des mesures de prévention ont été mises en place dès mars 2020 : masques, écrans de plexiglas sur bio-microscopes, protection des réfractomètres portables  et ophtalmoscopes. Les données recueillies chez l’enfant et l’adulte depuis le début de la pandémie font état d’atteintes oculaires modérées dans plus de 10% des cas, à type essentiellement de conjonctivites, inaugurales ou non, avec sensation de corps étranger ou de sécheresse oculaire, larmoiement, prurit, hyperhémie, sécrétions. Concernant l’enfant, des recommandations ont été publiées pour assurer la continuité des soins (amblyopies…), le diagnostic des leucocories restant un problème majeur. De rares mais graves pseudo-­syndromes de Kawasaki, avec vascularite inflammatoire, ont été décrits. Il faut aussi noter un cas de conjonctivite inaugurale à Covid-19, observé par télémédecine chez un patient qui, le soir même, entrait en réanimation.
Durant le confinement, certaines mesures barrière et l’augmentation nette de l’exposition aux écrans, déjà croissante (les Français passent 30 fois plus de temps devant leurs écrans qu’il y a 30 ans !), ont multiplié les risques de sécheresse oculaire [1]. Chez l’enfant, bien que plus rare, la sécheresse oculaire est mal définie et asymptomatique. Le port du masque, voire de lunettes de protection, peut favoriser les blépharites, les chalazions et les dysfonctionnements des glandes de Meibomius, par obstruction des canaux. Le MADE (Mask-Associated Dry Eye), décrit en particulier une sécheresse oculaire et une aggravation de ses symptômes, qui justifient d’éduquer les patients au port correct du masque. Les traitements doivent tenir compte des mécanismes en cause : réduction du réflexe de clignement, parfois abortif, et modification de la composition des larmes lors du travail sur écran (moindre concentration en mucines). Il faut savoir cibler les troubles meibomiens (fluidifier les sécrétions) pour protéger la surface oculaire.
Le confinement a significativement réduit la pollution de l’air, donc l’incidence de l’asthme. Cependant, la hausse des allergènes aéroportés, de type pollens de graminées, a augmenté la fréquence des rhinites, voire des conjonctivites allergiques.
Enfin l’étude de WANG [2], portant sur plus de 123 000 enfants en Chine, suggère une progression d’environ -0,30 D de la myopie entre 6 et 8 ans durant la période de confinement de 4 mois. Les mesures préventives (activités extérieures, réduction du temps passé sur les écrans et en vision rapprochée…) sont plus que jamais d’actualité.

Privilégier l’écoute et le bon sens pour éviter les consultations inutiles
D’après la communication du Pr Marc Labetoulle
Dans ce contexte d’adaptation rapide du système de soins et de l’état des connaissances (description du Covid-19, de son comportement et de son génome, modes de contamination…), il a fallu redéfinir les urgences et les métiers essentiels.
Bien que leur charge virale soit, à volume égal, 1000 fois inférieure à celle de l’oropharynx, les larmes peuvent contenir du virus et la conjonctive exprime des récepteurs au SARS-Cov2, d’où l’intérêt des lunettes de protection pour les personnels exposés. Certaines études, surtout chinoises, estiment aujourd’hui à environ 10% la prévalence des signes oculaires qui précèdent l’atteinte pulmonaire. En cas de Covid-19 sévère et passage en réanimation, le décubitus ventral favorise le chémosis, l’hyperhémie, l’épiphora, à terme, et les sécrétions. Si le port du masque aggrave certaines sécheresses oculaires, on peut à l’inverse observer une amélioration chez d’autres patients, du fait soit d’un environnement de télétravail plus sain, soit d’un traitement mieux suivi, à domicile, soit encore parce que le masque oriente un air humide (expiré) vers les yeux. Un portage viral chronique dans les larmes peut aussi alimenter le cercle vicieux inflammatoire de la sécheresse. Le SARS-Cov2 complique l’organisation des soins ophtalmologiques (mesures barrière, nettoyage des surfaces, etc.), dont la gestion des flux de patients. Des recommandations ont été publiées (SFO, SNOF, Académie, CNP) et le bon sens doit primer ; les urgences ne tolèrent aucun retard (abcès, ulcères de cornée non encore cicatrisés, suspicion de récidive d’une pathologie potentiellement sévère…). Les possibilités d’effectuer un suivi à domicile, par télémédecine, et de renouveler des ordonnances à distance pour une pathologie stable, ont été admises puis souvent utilisées. Cependant, les outils diagnostics (tels que ceux pour le dépistage de la DMLA, tests d’acuité pour les enfants…) ne sont pas encore adaptées à la surface oculaire. Pour juger à distance du degré d’urgence et prioriser la prise en charge, en organisant rapidement une consultation classique si nécessaire, les critères de jugement relèvent là encore du bon sens. Le patient peut vérifier la stabilité de son acuité visuelle de loin et de près en regardant des objets difficiles à voir, en lisant une revue (de l’ordre de P4), voire en comptant les doigts avec l’aide de proches. L’intensité et le caractère habituel ou non de la douleur et de la photophobie (présente dans l’œil sec) orientent eux aussi la démarche. L’échelle analogique orale est utile pour apprécier la gêne, qui doit être comprise comme majeure lorsque le score est 7 sur 10 (ou 70 sur 100), ou au delà. La rougeur éventuelle de l’œil et sa distribution doivent être questionnées. En effet, un renforcement péri-limbique évoque une kératite, donc une urgence, notamment chez les porteurs de lentilles de contact. Une sclérite constitue elle aussi une urgence à ne pas méconnaître devant l’association de douleurs et rougeur oculaire mais sans baisse d’acuité visuelle (BAV). Une rougeur marquée mais des douleurs tolérables, toujours sans BAV, évoquent plutôt une épisclérite, et l’urgence est nettement moindre. Il faut néanmoins s’interroger : s’agit-il d’un premier épisode ? Intervient-elle dans un contexte qui pourrait justifier un traitement général ? Ou chez une jeune personne qui pourrait développer à terme une pathologie systémique ? Il faut en effet penser aux maladies de système connues, susceptibles de se compliquer. Un tableau moins bruyant encore, qui se manifeste par un œil rouge, sans douleurs (mais simple inconfort), ni BAV évoque a priori une conjonctivite aigüe (ne pas oublier que la Covid-19 peut en être la cause en période de forte diffusion du virus).
Par téléphone, la compliance au traitement de la sécheresse oculaire doit aussi être questionnée mais son interprétation est délicate. En effet, une compliance excellente, voire excessive, peut traduire la persistance d’une gêne importante et la nécessité de reprendre l’enquête étiologique. Si elle est incomplète, il peut s’agir d’une intolérance ou d’un problème de compréhension (réexpliquer l’ordonnance sans délai). Si le traitement a été interrompu, ce peut être un très bon signe (résolution complète des symptomes) mais il faut aussi suspecter une kératite neurotrophique, donc une aggravation.
Enfin, devant une gêne quasi identique, certaines particularités, dont les horaires, peuvent poser le diagnostic différentiel : réveil en fin de nuit de la dystrophie de la membrane basale de l’épithélium ; brûlure oculaire matinale, qui diminue dans la journée, de la dysfonction meibomienne ; flou visuel matinal, qui régresse ensuite, de l’insuffisance endothéliale ; symptômes d’œil sec, mais résistants et évoluant par poussées, du syndrome de Thygeson ; douleurs à la pression palpébrale supérieure et résistance au traitement conventionnel de la kératite limbique supérieure ; hyperesthésie inaugurale de la kératite neurotrophique témoignant de l’atteinte inflammatoire des nerfs…

[1] Rapports d’expertises collectives ANSES d’avril 2019 et juillet 2014, à propos des technologies audiovisuelles et des LED.
[2] JAMA Ophthalmol. 2021 Mar 1;139(3): 293-300.
[3] Afssaps 2006.

L'accès à la totalité de la page est protégé.

Je m'abonne

Identifiez-vous