« Susciter des vocations »
Rapport SFO 2023 “Pharmacologie”

Entretien avec Francine Behar-Cohen, Professeur en ophtalmologie à l’université Paris Cité, OphtalmoPôle de l’hôpital Cochin. Directrice de l’unité de recherche Inserm U1138 « Physiopathologie des maladies oculaires innovation thérapeutique » au Centre de Recherches des Cordeliers. Fondatrice d’entreprises de biotechnologie : sociétés EYEVENSYS, EYEGATE et EARLYSIGHT.
Depuis les années 1990 l’ophtalmologie a connu de grandes révolutions, parmi lesquelles des évolutions thérapeutiques majeures. Pourtant la pharmacologie, thème du rapport 2023 de la SFO, offre encore de vastes perspectives de recherches et de progrès dans cette discipline. Plus de 80 co-auteurs accompagnent le lecteur praticien à travers l’histoire de sa spécialité : du passé vers un futur qu’ils espèrent prometteur.
Pourquoi un rapport de la SFO sur la pharmacologie, est-ce une première ?
À ma connaissance, il n’existe pas de manuel en langue française qui traite vraiment de pharmacologie oculaire, mais quelques uns en anglais. Il y a des livres de pharmacologie clinique, de pharmacologie fondamentale et d’excellents guides thérapeutiques conçus par nos collègues, avec des schémas, des algorithmes de traitement. Nous avons aussi inclus les dispositifs mais sans aller jusqu’aux lentilles de contact : il est rare de réunir tous ces aspects dans un seul ouvrage, l’information dont on dispose étant très fractionnée.
Le co-rapporteur est le Pr François Chast, pharmacien des hôpitaux, car, pour ce premier rapport de la SFO portant sur la pharmacologie oculaire et le médicament, des regards croisés me semblaient indispensables. On se situe en effet au niveau d’une interface.
Comment est construit l’ouvrage ?
Au tout début se trouvent des définitions (ATU - Autorisation temporaire d’utilisation, AMM - Autorisation de mise sur le marché…) pour savoir de quoi on parle.
La première partie du livre pose les bases fondamentales de la pharmacologie oculaire ; il y a des rappels anatomiques, sur les barrières oculaires, les voies d’administration des médicaments, les notions de pharmacocinétique, de pharmacodynamique, les récepteurs. Il est important de comprendre la pharmacocinétique des médicaments, ce n’est pas que de la théorie, c’est utile dans notre pratique en réalité ; il faut choisir la voie d’administration, mieux comprendre les réponses thérapeutiques et la pharmacocinétique, qui est la base du traitement.
Un chapitre de la partie fondamentale est consacré à la façon dont on développe un médicament en ophtalmologie car il existe des spécificités par rapport à d’autres disciplines. Les phases précliniques, la recherche clinique et les lois qui l’encadrent y sont détaillées ; il y a même un point sur les relations entre les médecins et l’industrie pharmaceutique. On aborde l’histoire des grandes révolutions avec les anti-VEGF ou encore le dorzolamide, première molécule synthétisée à partir de la structure moléculaire de sa cible.
Un autre chapitre traite de la toxicologie : toxicité des médicaments dans l’œil, toxicité systémique des médicaments ophtalmologiques, ou encore toxicité oculaire des médicaments ophtalmologiques sachant que c’est très vaste et que des livres entiers traitent de toxicologie ; nous avons voulu le rapport assez pratique (à quoi penser devant telle ou telle situation, etc.)
L’ophtalmo-pédiatrie clôture la partie I. Nous avons beaucoup travaillé pour n’inclure dans le rapport que ce qui était spécifique de la pédiatrie : tous les médicaments, toutes les maladies, toutes les voies d’administration, pour mettre en évidence ce qui est spécifique de l’enfant, ce qui est dangereux pour lui et ce qui peut être utilisé, ou pas, car c’est ce qui importe.
La partie II aborde le sujet par classes médicamenteuses : des antibiotiques et anti-inflammatoires stéroïdiens ou non stéroïdiens, aux adjuvants pharmacologiques à la chirurgie des segments antérieur et postérieur (colorants pour la chirurgie vitréo-rétinienne, gaz, PFCL, silicone) en passant par l’EDTA et les médicaments de la photothérapie dynamique (PDT). Certains éléments ne seront qu’en ligne, pour ne pas surcharger l’ouvrage. Puis on passe aux thérapies innovantes que sont la thérapie génique et la thérapie cellulaire.
La dernière partie comporte quelques exemples d’algorithmes de traitements qui ont vocation à évoluer, comme celui de l’œdème maculaire. Très important aussi : comment administrer un collyre, rédiger une ordonnance, faire une déclaration à la pharmacovigilance pour les dispositifs et les médicaments.
Quelles sont les spécificités du développement du médicament en ophtalmologie que vous venez d’évoquer ?
Beaucoup de médicaments ont été abandonnés ou considérés comme inefficaces car on les a testés sans pharmacocinétique préalable et sans avoir développé les voies d’administration. En fait on ne les a pas évalués car il n’y avait pas la bonne dose au bon moment et au bon endroit. Beaucoup d’études de pharmacocinétique se sont contentées de regarder ce qui se passait dans le vitré, alors que ce n’est pas le compartiment principal.
Très vite dans le développement d’un médicament on veut savoir si continuer en vaut ou pas la peine : on regarde d’abord s’il est toxique. En général, pour tester le fonctionnement d’une molécule, on la mélange en laboratoire avec les excipients habituels, qui, fréquemment, sont toxiques pour l’œil. Ainsi, arriver à la conclusion erronée que le médicament lui-même était toxique est arrivé très souvent.
On peut aussi ne pas choisir le bon modèle animal, or il faut savoir qu’aucun modèle animal ne récapitule vraiment ni les maladies ni la structure oculaire humaine.
Quels sont les principaux objectifs de votre travail ?
Le rapport compte plus de 80 auteurs : pharmaciens, scientifiques, des personnes qui travaillent dans la pharmacie galénique, des chercheurs et des ophtalmologistes. En effet, quand des gens travaillent seuls, les systèmes qu’ils développent peuvent nous être inutiles car déconnectés de notre réalité. Inversement, seuls nous sommes démunis : en prenant un médicament pour l’injecter les ophtalmologistes n’ont pas idée de cette science si importante qu’est la galénique.
En relatant aussi notre expérience nous espérons donner envie aux plus jeunes de se lancer dans la recherche car peu nombreux sont ceux qui travaillent au développement de méthodes d’administration ou de formulation.
Il est par exemple utile de savoir qu’injecter certains médicaments en sous-ténonien n’est pas adapté. Or d’un service à l’autre les protocoles de traitement sont différents, ce qui étonne les internes. Les carences sont énormes, on a très peu de médicaments, qu’il s’agisse des classes médicamenteuses en gouttes ou en injectable. Alors que les corticoïdes sont les plus prescrits nous n’avons que quelques molécules, dont les 2 nouveautés que sont les deux implants. On pourrait améliorer considérablement la prise en charge des patients en améliorant les médicaments que l’on administre et leur biodisponibilité, simplement en travaillant sur ces sujets.
On imagine la pharmacocinétique comme une science bien établie mais aucune pharmacocinétique du segment postérieur n’est validée, il n’existe pas de modélisation mathématique de ce qui va se passer si on veut développer des médicaments. En matière de pharmacodynamique, on commence aujourd’hui à bénéficier de l’expérience des milliers de patients injectés en intra-vitréen. Il y a très peu de données de pharmacocinétique chez l’homme mais observer les effets nous renseigne sur la pharmacodynamique, puis on peut extrapoler.
Que faut-il savoir du développement des médicaments ?
Jean-Frédéric Chibret signe un chapitre sur les phases du développement d’un médicament, vu par l’industrie pharmaceutique. Un schéma récapitule la durée, les coûts et les taux d’échec en fonction des différentes phases ainsi que le moment où les projets sont abandonnés. Les industriels sont des acteurs du développement du médicament, d’où cette place dans le livre avec un rôle très important.
Depuis quelques années, un aspect du développement des médicaments a beaucoup changé : les grandes firmes pharmaceutiques n’ont plus la capacité d’innover en interne, entre autres parce que la réglementation très rigide des procédures fait qu’il est devenu difficile de travailler dans des cadres trop contraints. Elles vont donc chercher l’innovation dans des start-ups pour ensuite développer les projets. Nous sommes tous face à cette relation complexe avec industrie ; il est important d’en être conscient sans la diaboliser. La vision qu’en ont les jeunes me semble faussée, dans le mauvais sens ; il me paraît néfaste de les couper de cette relation avec l’industrie.
Que diriez-vous des grandes évolutions thérapeutiques des 20 ou 30 dernières années en ophtalmologie ?
De grandes révolutions ont eu lieu dans presque tous les domaines, ne serait-ce que l’instillation des gouttes. À ce jour, dans la majorité des cas, une goutte par jour suffit à traiter, c’est phénoménal. Les traitements se sont beaucoup simplifiés, les collyres sans conservateurs et les uni-doses ont favorisé la tolérance des médicaments.
Dans le domaine du glaucome il y a la neuroprotection ou les chirurgies mini-invasives (MIG), avec des dispositifs médicaux, dont les stents.
Autrefois on n’avait rien à proposer pour une DMLA, la PDT a été une première révolution, certes éphémère, puis les IVT ont fait leur apparition et les évolutions se poursuivent. Ainsi des millions de patients ne sont pas devenus aveugles.
Il faut aussi citer les progrès des dispositifs pour les voies lacrymales, du traitement de la rétinopathie diabétique et de l’œdème maculaire, la simplification des techniques de chirurgie vitréorétinenne ou encore la toxine botulique. Ce sont des innovations.
Notre génération a vraiment vécu toutes les révolutions. J’ai trouvé intéressant de les présenter au rapport de la SFO parce que nos jeunes internes et chefs de clinique n’ayant pas connu l’avant, ne se rendent pas compte.
En conclusion ? Vers de nouvelles recommandations ?
Ces sujets concernent tous les ophtalmologistes prescripteurs. Comprendre où va le médicament, à quelle concentration et comment il agit est dans bien des cas nécessaire en pratique courante. Excepté les traitements par anti-VEGF, pour lesquels il existe des guidelines, les recommandations sont peu nombreuses. L’expérience et les connaissances guident nos choix (médicament, dose…).
Certaines innovations n’en sont qu’à leurs balbutiements, on est en route vers l’intelligence artificielle, les bio-marqueurs qui permettront de mieux sélectionner les patients et de faire de la médecine personnalisée.
Le livre relate l’histoire et les évolutions, on espère qu’il suscitera des vocations et que les dix prochaines années seront aussi brillantes que l’ont été les 20 précédentes.
La littérature est très abondante mais on a pris le parti de ne relater que ce qui est en phase clinique, donc plus proche de la clinique, et pas du tout ce qui est en développement préclinique. Nous n’avons pas non plus traité les innovations trop fondamentales.
Il reste énormément à faire en ophtalmologie. C’est assez enthousiasmant car l’œil est un organe accessible, en sous rétinien, sous la limitante interne, ou encore en intra-stromal, avec des polymères, des nanotechnologies, des micro-aiguilles…