Quand les nerfs manquent : explorer et gérer une kératite neurotrophique sévère
La kératopathie neurotrophique (KNT) est une maladie cornéenne secondaire à une diminution ou à une abolition de la sensibilité cornéenne par atteinte centrale ou périphérique de la branche ophtalmique du nerf trijumeau (V1). Elle peut être liée à de multiples étiologies (tableau I) et se caractérise par une hypoesthésie, voire une anesthésie cornéenne associée à une raréfaction du clignement palpébral, une sécheresse oculaire et une atteinte épithéliale. Elle peut donner lieu à des complications stromales, des surinfections et des retards de cicatrisation cornéenne. La KNT est une maladie rare (1 cas sur 2 000 dans la population générale), dont le pronostic anatomique et fonctionnel est particulièrement sombre.
Classification
La KNT comporte 3 stades de sévérité croissante :
- stade 1/léger : modifications de la surface oculaire avec irrégularité épithéliale ou kératite ponctuée superficielle. Pas d’ulcère (figure 1A) ;
- stade 2/modéré : ulcère épithélial persistant à grand axe horizontal et à bord enroulés. Pas d’atteinte stromale (figure 1B) ;
- stade 3/sévère : ulcère cornéen avec fonte stromale aseptique pouvant entraîner un amincissement progressif, voire une perforation cornéenne (figure 1C). Dans d’autres cas, il existe une kératinisation et une néovascularisation progressives de la cornée atteinte. La perte de transparence et l’irrégularité de la surface sont responsables de baisses de vision sévères.
Examens complémentaires et bilan
Le diagnostic de la KNT est avant tout clinique, avec la mise en évidence d’une diminution de la sensibilité cornéenne pouvant être recherchée et quantifiée à l’aide d’un esthésiomètre de Cochet-Bonnet ou, à défaut, d’une compresse ou d’une éponge stérile. La microscopie confocale in vivo permet une mesure objective en mettant en évidence les plexus nerveux cornéens. Il existe une diminution de la densité ou une disparition du plexus nerveux sous-basal (figure 1D). Le bilan est résumé dans le tableau II.
Prise en charge des KNT
Au stade 1
Dès la suspicion ou la mise en évidence d’une KNT, il faut veiller à limiter au minimum l’irritation locale en stoppant les collyres toxiques (antibiotiques, antiviraux, AINS, bêtabloquants, conservateurs…), les cosmétiques péri-oculaires et les traitements généraux pourvoyeurs de sécheresse oculaire. L’arrêt du tabagisme doit être encouragé.
Le traitement initial repose essentiellement sur l’utilisation de collyres mouillants sans conservateurs (larmes, gels, fluides…) et sur la prise en charge d’un éventuel syndrome sec associé (bouchons méatiques, lunettes à chambre humide, masque nocturne dans le cas d’une lagophtalmie). Devant des anomalies palpébrales associées (blépharite, malposition palpébrale), un traitement spécifique doit être proposé (hygiène palpébrale combinant soins des paupières et mousse/lotion palpébrale, traitement chirurgical d’un éventuel entropion ou ectropion).
Au stade 2
Dans le cas d’un ulcère constitué, on peut commencer par débrider les bords de la lésion – pour retirer l’épithélium pathologique et amorcer la cicatrisation – et mettre en place une lentille pansement en silicone hydrogel à haut Dk pendant quelques jours.
L’adaptation d’une lentille sclérale permet de limiter les frottements des paupières sur l’ulcère et aide à la cicatrisation de manière efficace à tous les stades de la pathologie.
Le collyre au sérum autologue 20%, ou le plasma riche en plaquettes, est un collyre de fabrication hospitalière riche en facteurs de croissance (notamment en Nerve Growth Factor), en vitamines et en fibronectine qui promeut la cicatrisation. Il peut être utilisé en traitement d’attaque dès le début de l’ulcération, puis en traitement d’entretien pour maintenir une homéostasie cornéenne une fois la lésion cicatrisée.
Le collyre au NGF recombinant humain stimule l’innervation cornéenne et favorise la prolifération, la migration et la différenciation des cellules épithéliales. Malgré une AMM européenne obtenue en 2017, le produit n’est pas disponible en France et son coût représente un frein non négligeable à son utilisation à grande échelle.
Il est possible de prévenir la fonte stromale grâce à l’ajout d’un inhibiteur de métalloprotéinases tel que la doxycycline – 50 à 100 mg par jour, à prendre le matin au milieu du repas avec un grand verre d’eau. Éviter de s’allonger 1 heure après la prise ainsi que l’exposition au soleil pendant la durée du traitement. Attention aux traitements anticoagulants concomitants – ou à l’azithromycine (500 mg, 3 jours consécutifs par semaine pendant 4 semaines).
Au stade 3
Au stade de fonte stromale, l’objectif est d’éviter l’évolution vers une perforation cornéenne, par exemple en utilisant de membrane amniotique (fraîche, cryoconservée ou lyophilisée), qui peut être disposée de différentes manières : greffe en overlay, patch en inlay dans l’ulcère, filling multicouche en cas d’amincissement localisé… Il s’agit d’une solution efficace dans le traitement des ulcères épithéliaux persistants et des fontes stromales, grâce à des propriétés biologiques (apport de facteurs de croissance, de facteurs anti-inflammatoires et antiangiogéniques…) et mécaniques.
Dans le cas d’une perforation de petit diamètre (inférieure à 2 mm), un bouchon de colle cyanoacrylate ou de colle biologique (colle de fibrine) peut être utilisé seul ou en association avec une greffe de membrane amniotique. Si la perforation est supérieure à 2 mm, une greffe de cornée thérapeutique perforante ou lamellaire s’avère nécessaire mais expose au risque de récurrence des troubles neurotrophiques sur le greffon. Une greffe de cornée à visée optique est à proscrire en l’absence de perforation en raison du risque important d’échec.
En présence d’une paralysie faciale ou d’une lagophtalmie, une tarsorraphie latérale (1/3 externe) ou un ptosis transitoire par injection de toxine botulinique dans le releveur de la paupière supérieure peut être associé.
Pour les cas résistants avec un faible potentiel de récupération visuelle, un recouvrement conjonctival total ou partiel est une alternative raisonnable.
Seul traitement curatif : la neurotisation cornéenne
L’objectif de ce nouveau traitement chirurgical est de reconstruire l’innervation sensitive cornéenne par apport de nouveaux rameaux nerveux (transposition d’un nerf sain ou interposition d’un greffon nerveux). Les nerfs utilisés comme support de l’innervation cornéenne sont les nerfs supraorbitaires et/ou supratrochléaires (nerfs sensitifs issus de la branche frontale du V1) controlatéraux à la lésion. Dans le cas d’une greffe nerveuse, le greffon sensitif peut être prélevé au niveau de la jambe (nerf sural), en rétroauriculaire (nerf grand auriculaire) ou de l’avant-bras (nerf cutané latéral) (figure 3).
Cette technique mettant en jeu des équipes pluridisciplinaires s’adresse aux patients atteints de KNT sévères posttraumatiques, postneurochirurgie ou éventuellement faisant suite à une atteinte virale en situation d’échec thérapeutique malgré les différents moyens médicaux et chirurgicaux mis en œuvre. Les résultats sont très prometteurs tant sur le plan de la sensibilité cornéenne que sur celui de la surface oculaire. La repousse nerveuse (qui se poursuit jusqu’à 12 mois postopératoires) permet même d’entrevoir secondairement des greffes à visée optique sur des yeux habituellement au-delà de toute ressource thérapeutique.
Conclusion
La KNT est une pathologie potentiellement sévère qu’il convient de dépister et de traiter le plus tôt possible pour éviter l’évolution vers un stade avancé et ses complications. L’objectif du traitement, pour le moment essentiellement palliatif, est d’obtenir la cicatrisation cornéenne. Le développement de nouvelles techniques chirurgicales de neurotisation cornéenne laisse entrevoir un traitement curatif de ces lésions au pronostic encore relativement réservé à l’heure actuelle…
Pour en savoir plus
Henrat C, Bouheraoua N, Gueudry J et al. Kératopathie neurotrophique. Elsevier, 2019.
Krachmer JH, Mannis M J, Holland EJ. Cornea. Mosby/Elsevier, 2011.
Sacchetti M, Lambiase A. Diagnosis and management of neurotrophic keratitis. Clin Ophthalmol. 2014;8:571-9.
Schornack MM, Pyle J, Patel SV. Scleral lenses in the management of ocular surface disease. Ophthalmology. 2014;121(7):1398-405.
Bourcier T, Henrat C, Antoine Heitz A et al. Lateral antebrachial cutaneous nerve as autologous graft for mini-invasive corneal neurotization (MICORNE). Cornea. 2019;38(8):1029-32.