Pathologies inflammatoires cornéennes : en bref

Les pathologies inflammatoires cornéennes regroupent plusieurs entités dont l’origine physiopathologique est un mécanisme médié par l’immunité. Nous aborderons dans ce chapitre les kératites inflammatoires périphériques (ulcère de Mooren et ulcère de pseudo-Mooren) et la kératolyse aseptique, ainsi que les 2 entités à part entière que représentent la kératite de Thygeson et la kérato-conjonctivite limbique supérieure de Théodore, mais nous n’évoquerons pas les kératites allergiques ni les kératites bulleuses.

La cornée est caractérisée par une absence de vascularisation, ce qui limite ses capacités à se défendre face à une agression extérieure mais constitue un privilège immunitaire particulièrement important en allogreffe humaine. Pauvre en cellules présentatrices de l’antigène et en facteurs pro-inflammatoires, ce privilège s’estompe en périphérie du fait de la présence du limbe : zone de transition entre la cornée et la conjonctive, riche en vaisseaux sanguins et en cellules souches épithéliales. La vascularisation de type terminal du limbe peut constituer une entrée face à une inflammation d’origine systémique. C’est donc logiquement dans cette région que nous retrouvons les principales pathologies inflammatoires de la cornée, d’autant que le limbe entre également en interaction avec les autres structures de la surface oculaire : le bord libre des paupières, la sclère ainsi que la conjonctive.

Kératites inflammatoires périphériques : ulcère de Mooren et ulcère de pseudo-Mooren

Les ulcères cornéens périphériques d’origine inflammatoire constituent une pathologie rare et grave de la surface oculaire en raison de leurs implications à la fois ophtalmologiques et systémiques, et nécessitent une prise en charge rapide et pluridisciplinaire.
Ils se caractérisent par un amincissement stromal périphérique associé à un defect épithélial, avec un aspect classique en promontoire, sans intervalle de cornée saine entre le limbe et l’ulcère. Le promontoire correspond à un tunnel creusé par l’ulcère, avec le stroma antérieur et l’épithélium préservé au sein de ce tunnel. L’atteinte débute classiquement en nasal, puis peut s’étendre de manière circonférentielle sur l’ensemble de la région périlimbique.
Les signes fonctionnels sont communs à la surface oculaire : rougeur, larmoiement, photophobie, baisse d’acuité visuelle, douleurs variables.

Ulcère de Mooren
L’ulcère de Mooren, d’origine idiopathique, est caractérisé par la production d’un auto-anticorps anti-calgranuline C dirigé contre les cellules épithéliales et le stroma cornéen. Deux formes ont été décrites par Watson et al. : une forme unilatérale, concernant le sujet âgé, peu évolutive, et une forme bilatérale, touchant le sujet jeune, à potentiel évolutif beaucoup plus important. Une troisième forme est évoquée, bilatérale, avec une évolution lente et silencieuse.

L’atteinte est cornéenne pure, du fait de cet auto-immunité, et il n’y a donc pas de réaction conjonctivale ou sclérale associée (pas de sclérite ni d’épisclérite).
Le diagnostic est d’élimination : en effet, la recherche de cet anticorps n’est pas réalisée en pratique, le diagnostic est retenu lorsque toutes les autres pathologies systémiques ont été éliminées par le bilan complémentaire.
Il est important d’éliminer à l’interrogatoire un traumatisme cornéen ancien, ou un voyage en zone d’endémie d’helminthiases digestives, car ces 2 pathologies peuvent faire perdre la tolérance naturelle de la cornée à cet auto-antigène.

Ulcère de pseudo-Mooren
L’ulcère de pseudo-Mooren est secondaire à une pathologie systémique (principalement les vascularites), dont la liste non exhaustive est proposée dans le tableau.
Cliniquement, l’aspect de l’ulcère est le même que dans le Mooren, mais nous pouvons également retrouver une sclérite associée, et sa localisation est plus souvent en supérieur ou en inférieur. Il est cependant très difficile de les distinguer au moyen d’un simple examen clinique. Le bilan paraclinique devra inclure la recherche des pathologies citées précédemment.
 

La gravité du tableau ophtalmologique est principalement représentée par la perforation cornéenne, qui devra faire appel à une chirurgie conservatrice pouvant aller d’une simple application de colle biologique jusqu’à une allogreffe de cornée cornéo-limbique complexe (en privilégiant des techniques lamellaires conservatrices). Devant la rareté de ces pathologies, il n’existe pas de recommandation internationale sur la prise en charge chirurgicale à proposer : la décision doit souvent être prise en urgence, suivant les habitudes de l’équipe chirurgicale et les moyens à disposition.

Prise en charge
La prise en charge est commune aux 2 maladies : elle débute par le bilan étiologique et nécessite la mise en place d’une multidisciplinarité avec une équipe de médecine interne (ou de rhumatologie). Localement, à la phase aiguë, une corticothérapie est proposée, parfois associée à une antibiothérapie prophylaxique. Comme pour toute pathologie cornéenne, une lubrification adaptée sans conservateurs sera toujours prescrite, associée à une pommade cicatrisante à appliquer la nuit.

La ciclosporine A collyre peut être utile mais dans un second temps, notamment pour éviter une corticodépendance dans des formes sévères et chroniques.
Sur le plan général, une corticothérapie peut également être associée à la phase aiguë mais il faudra rapidement introduire un traitement immunosuppresseur afin de contrôler au plus vite la pathologie sous-jacente et d’éviter les complications. La doxycycline en prise orale permet de limiter la réaction inflammatoire cornéenne en inhibant les métalloprotéinases et peut s’avérer utile en complément à la phase aiguë.
Enfin, grâce à l’approche pluridisciplinaire, un traitement général immunosuppresseur (cyclophosphamide, méthotrexate, azathioprine, mycophénolate mofétil, cyclosporine A) ou une biothérapie (rituximab, anti-TNF alpha) seront proposés pour traiter la maladie et prévenir l’aggravation de l’état local.
La prise en charge chirurgicale ne s’entend qu’en cas de complication sévère de type perforation cornéenne et donc à la phase aiguë, sous corticothérapie intensive : technique de kératoplastie cornéosclérale lamellaire.
Dans les formes moins sévères, nous pouvons proposer une résection conjonctivale associée à une greffe de membrane amniotique cryoconservée ou lyophilisée.
L’allogreffe de cornée pour réhabilitation visuelle ne peut se concevoir qu’après une stabilisation de la maladie et un traitement général bien conduit, avec des résultats plutôt mitigés devant les risques de complications postopératoires (rejet immunitaire, trouble de la cicatrisation, complications infectieuses).
L’adaptation d’une lentille sclérale sera donc plus volontairement proposée à la phase cicatricielle, avec de bons résultats visuels tout en évitant un geste chirurgical non dénué de risque.

Kératolyse aseptique

C’est une complication assez classique, mais rare, de la polyarthrite rhumatoïde (PR). Elle correspond à un ulcère très creusant, avec fonte stromale pouvant aller jusqu’au descemotocèle, voire la perforation cornéenne, sur un œil non ou peu inflammatoire et un épithélium périlésionnel normal : les bords de l’ulcère sont donc classiquement assez nets.
L’origine physiopathologique est inconnue, mais il est suspecté que l’instabilité épithéliale serait la porte d’entrée à des facteurs inflammatoires (apportés par des larmes de mauvaise qualité) entraînant une nécrose stromale rapide.
Les signes fonctionnels sont classiques de la surface : prédominance de la baisse de vision secondaire à l’astigmatisme irrégulier et douleur variable suivant l’état de l’innervation cornéenne.
Autre cas clinique, assez typique : constater un ulcère préperforatif dans les suites d’une chirurgie de la cataracte, avec traitement local par anti-inflammatoire non stéroïdien collyre, sur la cornée d’un patient connue d’une polyarthrite rhumatoïde mais non stable ou permettant de découvrir une PR lors du bilan.

Le traitement est souvent médico-chirurgical : localement, il faut introduire en urgence une corticothérapie, parfois associée à une antibiothérapie prophylaxique, à forte dose et avec une décroissance progressive et lente.
Sur le plan général, la corticothérapie peut être initiée par l’ophtalmologiste (à la dose curative de 1 mg/kg/jour), mais il faudra alerter rapidement le rhumatologue afin d’ajuster ce traitement stéroïdien et revoir le traitement général sous-jacent pour stabiliser la maladie.
En cas de retard de cicatrisation ou de préperforation, la chirurgie proposée sera une greffe de membrane amniotique, souvent en multicouche afin de combler l’amincissement stromal sévère.
En présence d’une perforation active, la chirurgie pourra aller de la simple application d’une membrane à une chirurgie d’allogreffe de cornée de petit diamètre (appelée « greffe bouchon »).
Le mécanisme suspecté physiopathologique faisant intervenir la kératite sèche, il est essentiel dans le bilan étiologique de la kératolyse aseptique de rechercher un syndrome de Gougerot-Sjögren, surtout si le patient est déjà connu comme étant porteur d’une PR !

Kératite de Thygeson

Elle se caractérise, sur un œil peu ou pas inflammatoire, par des infiltrats punctiformes inflammatoires de localisation sous-épithéliale, centrale, avec prise de fluorescéine au centre du fait d’une micro-ulcération au sommet.
Cette pathologie évolue classiquement par poussées, avec des périodes de rémission, et présente surtout un risque très élevé de corticodépendance.
Les signes fonctionnels sont peu spécifiques, avec une photophobie, un larmoiement, une sensation de grains de sable et, de manière aléatoire, d’une baisse de vision ou de flou visuel.
Le traitement fait appel à une bonne lubrification de la surface, sans conservateurs, ainsi qu’à une pommade cicatrisante en cas de douleurs nocturnes. La corticothérapie locale doit être réservée aux formes sévères et par cure courte avec décroissance, afin de limiter le risque de corticodépendance très classique dans cette pathologie.
En cas de dépendance, la ciclosporine collyre à 2% ou le tacrolimus 0,03% pommade montrent une belle efficacité pour éviter les crises et permettent de s’affranchir des effets secondaires de la cortisone.

Kérato-conjonctivite limbique supérieure de Théodore

La kérato-conjonctivite limbique supérieure a été décrite par Théodore en 1963. C’est une entité rare, caractérisée par une atteinte spécifique de la conjonctive supérieure, du limbe supérieur et de la cornée supérieure : la physiopathologie semble s’expliquer par un conflit mécanique entre un chalasis de la conjonctive supérieure, venant frotter de manière itérative sur le limbe et la cornée supérieure, et entraîner une inflammation locale chronique.
Cette pathologie touche plus souvent les femmes, entre 20 et 60 ans. Dans environ 30% des cas, une pathologie thyroïdienne est associée.
Les signes fonctionnels sont non spécifiques : sensation de grains de sable et de corps étrangers, douleurs récurrentes, prurit oculaire.

Cliniquement, l’œil apparaît blanc mais si l’on soulève la paupière supérieure, nous pouvons découvrir la présence d’une hyperhémie conjonctivale franche, de phlyctènes conjonctivales, d’un petit bourrelet blanc limbique et enfin d’une kératite ponctuée superficielle supérieure.
L’imagerie cornéenne multimodale, et particulièrement le mapping épithélial, peut apporter des éléments complémentaires confirmant le diagnostic, la présence d’une atrophie épithéliale bilatérale signant la souffrance épithéliale à ce niveau (figure 6).
Le traitement peut être médical et/ou chirurgical, à juger au cas par cas et selon l’habitude des équipes. La ciclosporine collyre 2% est la thérapeutique de choix dans les formes chroniques et invalidantes. La chirurgie est souvent également proposée. La technique de résection conjonctivale supérieure, associée ou non à la mise en place d’une membrane amniotique, donne de très bons résultats.     

Pour en savoir plus
Gupta Y, Kishore A, Kumari P et al. Peripheral ulcerative keratitis. Surv Ophthalmol. 2021;66(6): 977-98.
Huerva V, Sanchez MC, Traveset A et al. Rituximab for peripheral ulcerative keratitis with wegener granulomatosis. Cornea. 2010;29(6):708-10.
Watson PG. Management of Mooren’s ulceration. Eye (Lond). 1997;11(3):349-56.
Foster CS, Kenyon K, Greiner G et al. The immun­o­pathology of Mooren’s ulcer. Am J Ophthalmol. 1979;88(2):149-59.
Mandal N, Yeung SN, Tadrous C, Iovieno A. Thygeson’s superficial punctate keratitis. Graefes Arch Clin Exp Ophthalmol. 2022;260(6):1837-41.
Theodore FH. Superior limbic keratoconjunctivitis. Eye Ear Nose Throat Mon. 1963;42(1):25-8.
Yokoi N, Komuro A, Maruyama K et al. New surgical treatment for superior limbic keratoconjunctivitis and its association with conjunctivochalasis. Am J Ophthalmol. 2003;135(3):303-8.

Auteurs

Les derniers articles sur ce thème

L'accès à la totalité de la page est protégé.

Je m'abonne

Identifiez-vous