Œil sec et écrans

L’œil sec est une pathologie oculaire fréquente : on estime que 15 à 25% de la population des plus de 65 ans se traitent par des substituts lacrymaux, ce qui représente plus de 5 millions de personnes aux États-Unis. De nombreux aspects de cette maladie restent incompris et peu étudiés, c’est notamment le cas de sa relation avec les expositions environnementales et occupationnelles aux écrans. L’explosion du recours professionnel et de loisir aux écrans de nos smartphones, ordinateurs portables et autres objets connectés dont nous pouvons difficilement nous passer n’est pas sans conséquences sur l’œil et sa surface : inconfort, fatigue visuelle, brûlures et clignements abortifs n’en sont que la portion visible. Il faut donc essayer de comprendre, pour mieux conseiller nos patients et soulager leurs symptômes, quel lien entretiennent œil sec et temps passé devant les écrans.

Potentiellement sévère et sous-diagnostiqué, l’œil sec a d’importantes répercussions cliniques, sociales et psychologiques pour nos patients [1,2]. Les plaintes recueillies au cours de l’interrogatoire sont souvent disproportionnées par rapport aux signes cliniques retrouvés, ce qui rend le diagnostic et la prise en charge ardus. Fort heureusement, les sociétés savantes et les communautés d’experts s’efforcent d’harmoniser les critères diagnostiques afin de rigoriser la prise en charge thérapeutique, en graduant les différentes formes cliniques et les atteintes par stades de sévérité et étiologies.

Un œil moderne mais sec

L’œil sec, que nos collègues anglo-saxons nomment « Dry Eye Disease » (DED), n’a pas toujours été reconnu comme une maladie mais a longtemps été considéré comme un simple ensemble de symptômes plus ou moins gênants et vagues. Il faudra attendre la conférence de consensus Tear Film and Ocular Surface (TFOS) Dry Eye Workshop (DEWS) I de 2007 pour reconnaître à l’œil sec le grade de maladie multifactorielle avec ses composantes inflammatoires et ses anomalies osmolaires lacrymales qu’on lui connaît de nos jours [3]. La meilleure compréhension de la maladie a permis d’affiner sa définition avec la conférence TFOS DEWS II de 2017, en introduisant les anomalies neurosensorielles et la perte de l’homéostasie du film lacrymal comme composants essentiels de sa physiopathogénie [4]. Il paraît maintenant clair que cette rupture de l’homéostasie du film lacrymal, pouvant être qualitative ou quantitative, joue un rôle central dans l’expression de la maladie. Ce concept de perte d’homéostasie étant parfaitement résumé par la notion de cercle vicieux de la maladie introduite par Baudouin et al., comme étant une maladie à entrée multifactorielle, intrinsèque ou extrinsèque, qui se chronicise et s’aggrave si les facteurs causals ne sont pas corrigés [5]. Notre mode de vie urbain et sédentaire est souvent agressif pour cette surface oculaire fragile, et le temps passé devant les écrans devient un facteur de risque évident et évitable dans la gestion thérapeutique de l’œil sec. Plusieurs études expérimentales sur le rat, installant l’animal sur des rouleaux devant des ventilateurs afin de stimuler une vigilance accrue et donc une fréquence de clignement diminuée, ont bien montré la survenue de lésions cornéennes et conjonctivales proches de celles constatées dans l’œil sec [6]. Le déficit qualitatif par anomalie de clignement et altération de la couche lipidique semble être le mécanisme explicatif principal de la survenue de l’œil sec devant écran [7].

Usage ludique : un enjeu de santé publique

l paraît intuitif de se représenter l’exposition aux écrans par l’ordinateur tant cette machine a bouleversé la vie de l’Homme au xxe siècle, mais ce sont peut-être le smartphone et la téléphonie mobile qui ont le plus changé ses habitudes de vision. Le temps d’utilisation moyen d’un smartphone a doublé entre 2011 et 2013, passant de 98 à 195 minutes par jour. Il a été montré, avec des niveaux de preuve variables, que l’utilisation intensive des téléphones portables n’était pas sans risque sur la santé générale et oculaire : tumeurs cérébrales, leucémies, mélanomes oculaires, céphalées et troubles du sommeil [8]. De plus, leurs émissions de longueur d’onde proche du bleu seraient responsables d’une toxicité sur l’épithélium cornéen, d’une altération du film lipidique ainsi que d’une élévation des marqueurs de l’inflammation telle que les Reactive Oxygen Species (ROS) au niveau de la surface oculaire. Par ailleurs, les utilisateurs de smartphone, après 1 heure ou 4 heures, présentent un score OSDI, une fatigue et un trouble visuel plus altérés que les utilisateurs d’ordinateur [9]. L’usage des smartphones atteint des sommets de popularité dans toutes les tranches d’âge de la population de nos pays industrialisés, mais particulièrement chez nos jeunes patients. En Corée du Sud, une population en âge scolaire a été étudiée pour comprendre la progression croissante de l’œil sec et ses facteurs de risque [10]. L’usage de smartphone dans la tranche d’âge 7-12 ans a été évalué à plus de 89%, avec une prévalence de l’œil sec supérieure à 6%. Les facteurs de risque, dans cette population pédiatrique, ont été classiquement décrits comme étant l’usage de smartphones, une utilisation quotidienne supérieure à 3 heures, l’utilisation combinée d’autres écrans comme la télévision ou l’ordinateur, et le mode de vie urbain. De façon intéressante, le temps de sommeil et l’activité extérieur en étaient des facteurs protecteurs.

Usage professionnel : un enjeu de prévention

De nombreuses professions, au rang desquelles l’ophtalmologie, sont largement exposées aux écrans et à leurs effets néfastes sur leur lieu de travail. Là encore, les tailles des écrans et les distances de travail sont diverses mais encore largement représentées par l’ordinateur. Courtin et al., en 2015, ont réalisé une synthèse de la littérature permettant de décrire une prévalence globale du DED chez les travailleurs sur écran de 49,5% [11]. Ils décrivaient néanmoins une grande hétérogénéité de prévalence entre les études incluses, de 9,5 à 87,5%, liée à des critères diagnostiques et des tailles d’effectifs très variés. Ils décrivaient également un effet dose-réponse de l’écran sur la prévalence du DED : 61,1% chez les sujets exposés quotidiennement plus de 4 heures vs 57,6% pour ceux exposés moins de 4 heures, et jusqu’à 85,3% pour une exposition supérieure à 8 heures. L’âge et le sexe féminin semblaient être des facteurs de risque supplémentaires de survenue d’un DED. Il semble donc bien établi qu’un travailleur sur écran, d’autant plus qu’il travaille plusieurs heures, risque de développer un œil sec. Le signal d’alarme avait déjà été lancé par Tsubota et al. en 1993, qui insistaient sur le rôle fondamental du clignement palpébral, le lissage et la répartition harmonieuse du film lacrymal [12]. Les auteurs décrivaient une fréquence de clignement physiologique au repos, à une température de 22,5 °C et 40% d’humidité, de 22 ±9 par minute chez des sujets sains ne se plaignant d’aucune gêne oculaire. Cette fréquence chutait à 10 ±6 lorsqu’il leur était demandé de lire un livre et à 7 ±7 lors d’un travail sur un écran d’ordinateur. Cette chute dramatique de la fréquence du clignement palpébral s’accompagnait d’une chute tout aussi importante du temps de rupture du film lacrymal, reflétant l’altération qualitative du film lipidique et donc un mécanisme majoritairement évaporatif. Ces observations expliquent les gênes et les inconforts visuels de ces travailleurs qui se traduisent, pour les entreprises, par un manque de productivité et par de l’absentéisme. Des initiatives de prévention chez les travailleurs à risque ont d’ores et déjà été étudiées avec des résultats encourageants : fermer volontairement et régulièrement les yeux pendant quelques secondes lorsque l’on travaille sur écran permet d’améliorer les symptômes et les troubles visuels liés au DED [13]. L’aménagement du poste de travail et de son environnement semble également indispensable : température de 22-23 °C et hygrométrie de 40 à 55%, éviction du tabac, éviter ou limiter le port de lentilles de contact, dépister et traiter les anomalies annexielles. Il conviendra également d’informer les travailleurs sur écran des surrisques de DED associés à une éventuelle chirurgie réfractive.

Conclusion

Il est très probable qu’une grande partie de la population industrialisée dans le monde sera atteinte d’un DED dans les décennies à venir, sans doute déclenché ou aggravé par une utilisation toujours plus importante des écrans dans la vie quotidienne. Les personnes exposées sur leur lieu de travail sont particulièrement à risque de développer un DED. Des initiatives de prévention peuvent être mises en place dans les entreprises de façon aisée et peu coûteuse. Informer nos patients des bonnes pratiques d’usage aux écrans et les encourager à favoriser les facteurs protecteurs du DED semblent être une nécessité en pratique clinique et thérapeutique, notamment dans les jeunes tranches d’âge.

Références bibliographiques
[1] Schaumberg DA, Sullivan DA, Buring JE, Dana MR. Prevalence of dry eye syndrome among US women. Am J Ophthalmol. 2003;136(2):318-26.
[2] Schaumberg DA, Dana MR, Buring JE, Sullivan DA. Prevalence of dry eye disease among us men: estimates from the physicians’ health studies. Arch Ophthalmol. 2009;127(6):763-8.
[3] The definition and classification of dry eye disease: report of the definition and classification subcommittee of the international dry eye workshop (2007). Ocul Surf. 2007;5(2):75-92.
[4] Craig JP, Nichols KK, Akpek EK et al. TFOS DEWS II. Definition and classification report. Ocul Surf. 2017;15(3):276-83.
[5] Pisella PJ, Baudouin C, Hoang-Xuan T. Société française d’ophtalmologie. Surface oculaire : rapport 2015. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson ; 2015.
[6] Nakamura S, Shibuya M, Nakashima H et al. D-beta-hydroxybutyrate protects against corneal epithelial disorders in a rat dry eye model with jogging board. Invest Ophthalmol Vis Sci. 2005;46(7): 2379-87.
[7] Nakamura S, Kinoshita S, Yokoi N et al. Lacrimal hypofunction as a new mechanism of dry eye in visual display terminal users. PLoS One. 2010;5(6):e11119.
[8] Kim J, Hwang Y, Kang S et al. Association between exposure to smartphones and ocular health in adolescents. Ophthalmic Epidemiol. 2016;23(4):269-76.
[9] Choi JH, Li Y, Kim SH et al. The influences of smartphone use on the status of the tear film and ocular surface. PLoS One. 2018;13(10):e0206541.
[10] Moon JH, Kim KW, Moon NJ. Smartphone use is a risk factor for pediatric dry eye disease according to region and age: a case control study. BMC Ophthalmol. 2016;16(1):188.
[11] Courtin R, Pereira B, Naughton G et al. Prevalence of dry eye disease in visual display terminal workers: a systematic review and meta-analysis. BMJ Open. 2016;6(1):e009675.
[12] Tsubota K, Nakamori K. Dry eyes and video display terminals. N Engl J Med. 1993;328(8):584.
[13] Fujita H, Sano K, Baba T et al. Blind working time in visual display terminal users. J Occup Health. 2019;61(2):175-181.

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