Le cercle vicieux numérique de la sécheresse oculaire

Symposium Alcon

La pandémie a provoqué l’essor massif des outils numériques afin d’assurer la continuité de l’enseignement. En collaboration avec le laboratoire Alcon, Christophe Baudouin, Tristan Bourcier, Dominique Brémond-Gignac, Serge Doan, Valérie Elmaleh, Marc Labetoulle, Bruno Mortemousque, Pierre-Jean Pisella et Jacques Auger ont développé un outil numérique retraçant le cercle vicieux de la sécheresse.

Présentation de l’outil
D’après la communication du Pr Christophe Baudouin
Initialement développé par le Pr Baudouin [1,2], le cercle vicieux numérique de la sécheresse reprend ses aspects principaux avec les différents facteurs d’entrée dans la maladie à l’extérieur du cercle, tandis que les mécanismes pathologiques sont placés à l’intérieur. Disponible sur la plateforme de formation Alcon https://www.alcon-formation.fr/cercle-de-la-secheresse-oculaire/, il constitue un outil à la fois pratique, dynamique et accessible partout et pour tous. Dans l’onglet « Mécanismes clés de la sécheresse oculaire », on accède à un texte explicatif synthétique sur chaque item par un simple clic. De la même manière, on peut regrouper les facteurs extérieurs en 3 catégories – les facteurs liés aux patients, environnementaux et iatrogènes –, ainsi qu’en 3 niveaux de gravité, de 1 à 3. L’autre onglet est consacré à la stratégie thérapeutique à adopter dans le syndrome sec oculaire. Les différents traitements sont représentés autour du cercle en fonction du mécanisme en cause. Il est également possible d’échelonner ces thérapeutiques par paliers de niveau 1 à 4 selon les recommandations du DEWS II.

Instabilité et déficit du film de larmes : et si tout partait de là ?
D’après la communication du Pr Christophe Baudouin
La classification du Dry Eye Workshop de 2007 différencie les syndromes secs par hyposécrétion lacrymale des syndromes secs par excès d’évaporation. Bien qu’ayant le mérite de mettre l’accent sur l’importance de l’instabilité lacrymale, elle n’explique pas comment une maladie, la sécheresse oculaire, peut être la conséquence de pathologies si diverses. Le cercle de la sécheresse oculaire élaboré par le Pr Baudouin [1,2] reprend les différents facteurs d’entrée dans la maladie et les mécanismes qui en sont responsables, et nous montre comment ce système biologique se comporte comme un véritable cercle vicieux.
Le déficit lacrymal se comprend facilement, le manque de larmes entraînant un dessèchement de la cornée et donc une altération tissulaire. Mais l’instabilité lacrymale génère aussi une vraie maladie de la surface oculaire. Exposés en permanence à un environnement sec et à un stress hyperosmotique, les nerfs cornéens vont être stimulés de façon excessive et générer une inflammation locale. On sait maintenant que l’inflammation de la surface oculaire, et notamment de la conjonctive, mène à la destruction des mucocytes. Or les mucines sont indispensables au bon étalement du film lacrymal et des substituts lacrymaux sur la surface oculaire hydrophobe, autrement dit à une bonne mouillabilité. On distinguera donc 3 types d’instabilité lacrymale : celle liée à un dysfonctionnement des glandes de Meibomius, responsable d’une diminution des lipides dans le film lacrymal et d’une hyperévaporation ; celle liée à un manque de mucines et à un défaut de mouillabilité ; et enfin les formes mixtes. Les 2 mécanismes majorant eux-mêmes l’instabilité lacrymale, ils participent au cercle vicieux.

Hyperosmolarité : quoi de neuf ?
D’après la communication du Pr Marc Labetoulle
L’osmolarité se définit par une augmentation du nombre de particules solubles telles que le sel, le sucre et les protéines. On peut la mesurer par la formule : Osmolarité = b x (1 + a(p-1)), « a » étant le coefficient de dissociation (0 = pas de dissociation, 1 = dissociation complète), « b » la concentration du composant en mol/l, et « p » le nombre de particules après dissociation complète (glucose = 1, NaCl = 2).
Dans le cas d’un environnement hyperosmotique, le volume cellulaire réduit, c’est ce qu’on appelle la décroissance régulatrice volumique (RVD). Les cellules épithéliales cornéennes disposent de régulateurs et de transporteurs analogues aux autres cellules du corps humain capables de RVD, mais également de quelques spécificités, notamment un canal à cations non sélectif, le Transient Receptor Potentiel Vanilloid 4, capable de supprimer la RVD dans le cas d’une activité cellulaire réduite, et l’Aquaporine-5, qui permet de réguler la quantité d’eau cellulaire en remplaçant la perte d’eau par évaporation à travers l’épithélium de la surface oculaire. L’augmentation du taux d’évaporation combinée à une réduction de la sécrétion lacrymale génère une hyperosmolarité lacrymale. Ce stress hyperosmolaire peut ainsi conduire à l’apoptose cellulaire par inflammation locale de la surface, au relargage de cytokines, à l’activation de métalloprotéinases et à un stress oxydatif. Pour lutter contre l’osmolarité, on peut réduire mécaniquement celle-ci par des collyres hypo-osmolaires, avec néanmoins une durée d’action trop courte. Des molécules ont donc été développées, qui permettent de réguler la concentration des métabolites intracellulaires appelés osmoprotecteurs. Il existe ainsi 5 familles : les acides aminés (carnitine, glycine, proline, taurine), les polyols (glycérol, érythritol, inositol, sorbitol), les glucides (tréhalose), les dérivés de la méthylamine et du méthylsulfonium (L-carnitine), et l’urée. Il a également été démontré que la taurine et le tréhalose participaient à la réduction du stress oxydatif par induction de l’autophagie [3]. L’autophagie permet le nettoyage des déchets cellulaires en lien avec un état de stress et est essentielle au maintien de l’homéostasie intracellulaire. Chez l’homme, il a été montré qu’un faible niveau d’autophagie était corrélé avec de faibles résultats au test de Schirmer.

Neuropathique ou neurotrophique : comment s’en sortir ?
D’après la communication du Pr Tristan Bourcier et du Dr Serge Doan
En cas de discordance entre les signes et les symptômes de sécheresse, il faudra distinguer les kératites neurotrophiques, présentant de nombreux signes mais peu de symptômes, des atteintes neuropathiques très symptomatiques mais comportant peu de signes. Les douleurs neuropathiques sont liées à une lésion des nerfs sensitifs, ayant pour conséquence une cicatrisation nerveuse aberrante et des douleurs fantômes par défaut de transmission de l’information. Parmi les causes, on retrouve la sécheresse post-Lasik et postchirurgie de la cataracte, ainsi que le dysfonctionnement meibomien. Devant une sensibilisation périphérique, l’évaporation du film lacrymal va être traduite non pas comme un signal de sécheresse mais comme un signal douloureux par les nerfs cornéens sensitifs qui vont être hyperactivés. Une fois ce signal transmis au cerveau, celui-ci exerce normalement un rétrocontrôle négatif sur les douleurs qui ne s’exercent plus dans le cas d’une surstimulation menant à des douleurs non contrôlées et à une sensibilisation centrale. Le patient présente des symptômes importants typiques de sécheresse, des douleurs spontanées irradiant en périoculaire sur le territoire du trijumeau, avec la présence d’une allodynie caractérisée par une photophobie, avec néanmoins à l’examen une absence de kératite associée, une sécheresse évaporative par dysfonctionnement meibomien et un clignement abortif. Les collyres anesthésiants seront inefficaces en présence d’une centralisation de la douleur.
La kératite neurotrophique est caractérisée par une atteinte de l’innervation sensitive cornéenne, responsable de lésions épithéliales et stromales. Les causes de kératite neurotrophique peuvent être centrales, telles que les tumeurs cérébrales, les accidents vasculaires cérébraux ou une atteinte neurochirurgicale (neurinome de l’acoustique avec atteinte du trijumeau…). Elles peuvent également être périphériques, comme les kératites virales à HSV/VZV, les brûlures, les traumatismes cornéens et la sécheresse oculaire sévère comme vu précédemment. Enfin, on n’oubliera pas l’âge et le diabète. Il existe 3 stades cliniques de la maladie : le stade 1 se caractérise par une kératite ponctuée superficielle, le stade 2 par un ulcère épithélial persistant, ovalaire à grand axe horizontal dont les bords sont soulevés, et enfin le stade 3 par une fonte stromale avec risque de perforation et de surinfection. La kératite neurotrophique est responsable d’une hypo- ou d’une anesthésie cornéenne diagnostiquée cliniquement à l’aide d’un esthésiomètre de Cochet-Bonnet ou d’une cornée, et d’un déficit lacrymal testé par une bandelette de Schirmer.
La microscopie confocale in vivo met en évidence la raréfaction des nerfs cornéens dans les 2 cas, la présence de micronévromes spécifiques des douleurs neuropathiques et une inflammation à cellules dendritiques [4].
La stratégie thérapeutique sera fonction du stade de gravité et de la pathologie. Au stade 1, on propose un traitement standard de la sécheresse avec des larmes artificielles, des soins des paupières, une rééducation du clignement, des lunettes à chambre humide, et on corrige toutes les anomalies palpébrales (inflammation ou malposition), voire on propose des antibiotiques (azythromycine en collyre ou cyclines per os) si le stade est plus avancé. Devant une atteinte neuropathique et en l’absence de kératite, on pourra prescrire des AINS locaux. À l’inverse, devant une kératite neurotrophique, on arrête les collyres épithéliotoxiques ABC (AINS, antibiotiques, antiviraux, bêtabloquants, conservateurs), ainsi que les cosmétiques périoculaires et le tabac. Si on est  face à un stade plus avancé, ou à un stade 2, on proposera des verres scléraux, des collyres au sérum autologue 20%, des bouchons méatiques, le traitement d’un dysfonctionnement meibomien par lumière pulsée (IPL) ou Lipiflow. S’il s’agit d’une neuropathie, des corticoïdes collyres à faible dose et la ciclosporine collyre pourront être prescrits. Il faudra surtout dépister un terrain psychologique à risque, voire un risque suicidaire afin de proposer une prise en charge multidisciplinaire par un psychologue dans un centre antidouleur et, en cas d’échec, suggérer des traitements oraux des douleurs neuropathiques. Dans le cas d’une kératite neurotrophique stade 2, on débride les bords épithéliaux de l’ulcère au sponcal et on prévient la fonte stromale par des anticollagénases per os. Au stade 3, afin d’éviter une perforation cornéenne, on aura recours à la chirurgie par greffe de membrane amniotique, tarsorraphie latérale ou ptosis botulinique. En présence d’une perforation, on réalise un bouchon de colle cyanoacrylate, une greffe à chaud, voire dans les cas les plus graves un recouvrement conjonctival. On peut maintenant aussi avoir recours à la neurotisation cornéenne, proposée initialement en 2009 par l’équipe de Terzis, qui consiste à reconstruire l’innervation sensitive de la cornée en utilisant un nerf sain, de manière directe par transfert, ou indirecte par le biais d’une greffe. La branche ophtalmique du trijumeau se divise en 3 branches, frontale se divisant elle-même en 2 (branches supratrochléaire et supraorbitaire), lacrymale et nasocilaire, celle-ci étant lésée dans le cas d’une kératite neurotrophique. Actuellement, l’équipe du Pr Bourcier propose une technique mini-invasive qui consiste en la réalisation d’une greffe du nerf cutané sensitif de l’avant-bras au nerf supraorbitaire controlatéral, qui est ensuite raccordé à la cornée pathologique [5]. Au bout de plusieurs mois, on constate une régression des signes et la restauration des nerfs cornéens, ce qui, à terme, peut autoriser une greffe cornéenne.

Inflammation : quelle part dans le syndrome d’œil sec ?
D’après la communication du Pr Dominique Brémond-Gignac
L’inflammation est maintenant au cœur de la maladie dans les sécheresses oculaires chroniques et/ou sévères. Elle peut être la conséquence de la sécheresse, liée à une maladie auto-immune, par surstimulation neuronale, hyperosmolarité, stress mécanique chronique ou souffrance tissulaire. L’inflammation induite conduit à l’activation du système immunitaire par attraction-activation des cellules de l’immunité innées (cellules dendritiques et macrophages) et de l’immunité adaptative (lymphocyte T). Elle provoque la libération de cytokines pro-inflammatoires et chimiotactiques, ainsi que l’activation de voies enzymatiques dont les métalloprotéinases qui, elles-mêmes, activent des phénomènes inflammatoires cytotoxiques pour la surface oculaire. Il existe de nombreux facteurs d’entrée dans la maladie pouvant être regroupés en 3 catégories et 3 niveaux de gravité, qu’il conviendra d’identifier, ceux-ci étant détaillés sur la plateforme numérique. La stratégie thérapeutique sera échelonnée selon 4 paliers : on proposera tout d’abord une stratégie environnementale (diminution de la climatisation, éviction des allergènes…) et des lavages oculaires ; ensuite, on fera appel aux acides gras polyinsaturés type oméga-3 et aux lentilles, et enfin aux anti-inflammatoires.

Références bibliographiques
[1] Baudouin C et al. Role of hyperosmolarity in the pathogenesis and management of dry eye disease: proceedings of the OCEAN group meeting. Ocul Surf. 2013;11(4):246-58.
[2] Baudouin C et al. Revisiting the vicious circle of dry eye disease: a focus on the pathophysiology of meibomian gland dysfunction. Br J Ophthalmol. 2016;100(3):300-6.
[3] Hernandez E et al. Commercially Available Eye Drops Containing Trehalose Protect Against Dry Conditions via Autophagy Induction. J Ocul Pharmacol Ther. 2021 Sep;37(7):386-93.
[4] Sassi M et al. SFO. 2019. https://www.sfo-online.fr/session/media/674-analyse-des-nerfs-corneens-sous-epitheliaux-et-des-glandes-de-meibomius-chez-des
[5] Bourcier T et al. Lateral Antebrachial Cutaneous Nerve as Autologous Graft for Mini-Invasive Corneal Neurotization (MICORNE). Cornea. 2019 Aug;38(8):1029-32.

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