La presbytie : des couples anatomiques, énergétiques, qui divorcent
Corriger et donner satisfaction à un sujet presbyte, c’est avant tout comprendre les mécanismes de l’accommodation, puis appréhender et expliquer au mieux les techniques de correction avec leurs limites respectives. Nous proposons dans cet article une synthèse des éléments connus à ce jour sur l’accommodation et la presbytie.
Les premières observations anatomiques ont été pratiquées par dissection ex vivo. Cette dissection modifiait les structures et rendait impossible toute projection in vivo.
Johannes Kepler explique ainsi en 1611 l’accommodation par un déplacement du cristallin. En 1637, René Descartes envisage la possibilité d’une déformation de ce même cristallin.
La première théorie moderne de l’accommodation serait celle d’Hermann von Helmholtz. En 1867, il publie en français son traité dans lequel il décrit que la forme de repos mécanique du cristallin est bombée, donc en état d’accommodation. La mise sous tension de la zonule lui confère une forme plus plate qui engendre le relâchement accommodatif. Après observation, il affirme que c’est la face antérieure du cristallin qui se déforme par l’action du muscle ciliaire et il note l’absence de modification de la face postérieure. Il considère qu’avec l’âge, le durcissement des fibres zonulaires empêche le cristallin de revenir à sa forme de repos mécanique bombée et explique ainsi la presbytie.
En 1898, Marius Tscherning réfute la théorie de la translation du cristallin vers l’avant en estimant que celui-ci devrait effectuer une avancée de 10 mm pour obtenir un résultat accommodatif suffisant.
En 1992, Ronald Schachar différencie le rôle des fibres zonulaires avec, d’une part, les fibres équatoriales, et d’autre part, les fibres antérieures et postérieures. Il considère que l’accommodation est le fruit du relâchement des premières et de la mise sous tension des autres. Cette mécanique provoquerait selon lui un aplatissement périphérique du cristallin et un bombement de la courbure centrale de ce dernier. Il explique la presbytie par l’augmentation, avec l’âge, du diamètre du cristallin, qui induit un relâchement des fibres de la zonule. Cette approche erronée avait logiquement donné lieu à sa technique chirurgicale d’expansion sclérale qui fut un échec clinique total.
L’imagerie médicale moderne nous permet désormais d’aborder l’accommodation avec plus de certitudes.
Le muscle ciliair
Comme tout muscle, le muscle ciliaire est relié à ses attaches par 2 tendons. En avant, l’éperon scléral constitue le seul point fixe d’attache du muscle. Le tendon postérieur est élastique et son attache choroïdienne est potentiellement plus mobile.
Le muscle ciliaire est considéré comme l’association d’un muscle lisse longitudinal élastique (muscle de Brücke) et d’un muscle circulaire plus proche de la structure d’un muscle strié (muscle de Müller).
Au repos, la portion circulaire ne se distingue pas du reste du muscle. Lors de la contraction, son attache fixe à l’éperon scléral le tire vers l’avant et son bombement vers l’intérieur relâche les fibres équatoriales de la zonule. La portion longitudinale mise sous tension lors de l’effort accommodatif assure le retour à l’état désaccommodé.
Au fil des années, le muscle ciliaire prend ou garde de plus en plus la forme accommodée sans qu’il y ait contraction.
La zonule
Les fibres zonulaires transmettent au cristallin les mouvements du muscle ciliaire. Des études ont mis en évidence un grand nombre de fibres zonulaires ayant des incidences variées.
Pour synthétiser, on peut les regrouper en 2 groupes principaux :
- les fibres équatoriales, qui relient directement la partie équatoriale du cristallin au muscle ciliaire. Elles se raréfient avec l’âge ;
- les fibres orbiculo-capsulaires antérieures et postérieures, qui se prolongent jusqu’à la partie la plus postérieure du muscle ciliaire.
Le couple muscle ciliaire-zonule dans l’accommodation
Tout comme le muscle de Brücke, ces fibres postérieures constituent une zone élastique qui est mise sous tension lors de l’accommodation et la restitue lors de la désaccommodation.
On explique le fait que la partie antérieure de la capsule cristallinienne soit plus sollicitée par le phénomène d’accommodation que la partie postérieure de la capsule par leur angle d’incidence d’attache au niveau de la capsule.
Anatomie du cristallin
La capsule
La capsule forme l’enveloppe transparente et élastique du cristallin. Elle est plus épaisse en avant qu’en arrière et à l’équateur, zone d’insertion de la zonule. Elle s’épaissit avec l’âge et perd en élasticité.
Le cristallin
La première couche cellulaire à proximité immédiate de la capsule est constituée par les cellules épithéliales qui ne semblent jouer aucun rôle net dans le processus accommodatif.
Viennent ensuite les cellules corticales, plus allongées, avec des interdigitations qui les lient entre elles. Leur capacité à se déformer, grâce à l’actine qu’elles contiennent au niveau du cytoplasme, et à se déplacer les unes par rapport aux autres confère au cortex cristallinien un module d’élasticité indépendant de la capsule. Au fil des années, ces cellules perdent leurs organelles et leur cytoplasme devient amorphe. Le noyau durcit. Son indice de réfraction se modifie.
Le couple capsule-cristallin dans l’accommodation
À l’état non accommodé, la capsule équatoriale est mise sous tension avec l’action de la zonule équatoriale ; les zones antérieures et postérieures au cristallin sont détendues. Lors de l’accommodation, les contraintes s’inversent, notamment par l’action des fibres orbiculo-capsulaires antérieures, et induisent un transfert de tension plus important sur la face antérieure de la capsule. Les cellules cristalliniennes subissent des tensions opposées. Ces phénomènes de pression et contre-pression associés aux élasticités des structures confèrent au couple capsule-cristallin une réserve d’énergie propre qui lui permet de réagir plus facilement aux sollicitations de la zonule.
Constantes anatomiques du cristallin
Le cristallin a un diamètre vertical de 9 à 10 mm et antéropostérieur de 4 mm. Son indice de réfraction est de 1,420. Ses autres paramètres anatomiques sont résumés dans le tableau I.
On note une différence significative entre la réserve accommodative objective et la réserve accommodative subjective. Cette différence peut être expliquée par une profondeur de champ accrue.
Des phénomènes tels que le myosis sénile, la majoration des aberrations d’ordres élevés ou encore une adaptation corticale sont souvent évoqués.
L’évolution notable du poids et du volume au regard des capacités accommodatives confirme que la croissance du cristallin est liée à l’avènement de la presbytie.
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Chez un sujet non presbyte, l’un des tests de référence permettant de quantifier les capacités d’accommodation et de désaccommodation est le test du rock accommodatif. Il convient de proposer au sujet qui porte sa correction en vision de loin (VL) un test de vision de près (VP). On place alternativement devant le sujet une face de +2,00 D puis de -2,00 D en binoculaire. Après un légitime moment de perception floue, le changement de face s’effectue au moment où le sujet dit voir à nouveau net. Il s’agit alors de compter le nombre de cycles effectués en 1 minute. Un comportement accommodatif « normal » permet d’effectuer 10 à 13 cycles par minute.
Corriger un sujet presbyte revient avant tout à quantifier la perte accommodative ou les besoins en termes d’addition pour compenser cette perte.
Après de longues années de débat, la communauté scientifique semble aujourd’hui s’accorder sur le fait que l’accommodation de confort (Accconf) – c’est-à-dire celle que le sujet presbyte est capable de fournir de manière prolongée sans sensation de fatigue – équivaut à la moitié des capacités maximales d’accommodation (Accmax).
Il existe plusieurs méthodes d’évaluation de l’addition.
Méthode par expérience
Des études statistiques ont pu établir qu’une approximation de l’accommodation maximale pouvait être obtenue selon la formule suivante : Accmax = 15 - âge/4.
Un simple calcul permet ainsi de déterminer l’addition de première intention en fonction de l’âge selon le tableau II. Le praticien vérifiera le confort et la netteté obtenue en ajoutant ou retirant 0,25 D. C’est probablement la méthode la plus utilisée de nos jours. Elle est simple et rapide mais peut être imprécise du fait de son caractère purement subjectif.
Méthode empirique
En partant de la correction VL, on ajoute progressivement de l’addition par tranches de 0,25 D jusqu’à obtenir une vision nette et confortable. Le risque de cette méthode est d’aboutir à une addition trop élevée quand le sujet est sensible à l’effet grossissant de la correction.
Test duo-chrome rouge-vert
Selon le même principe que le test du rouge-vert en VL, l’addition de confort est obtenue à une égale perception de contrastes ou de netteté des signes sur fond rouge et sur fond vert. Par rapport aux tests précédents, ce test est un peu plus objectif mais dépend de la transparence des milieux et de la chromatopsie.
Méthode du cylindre croisé fixe
Un cylindre croisé est positionné devant le sujet emmétropisé à qui l’on présente une croix de Jackson en VP. L’astigmatisme induit par le cylindre croisé provoque une différence de perception des droites horizontales et des droites verticales. L’addition de confort est obtenue lorsque le cercle de moindre diffusion se situe sur le plan rétinien, c’est-à-dire quand la perception des droites horizontales et verticales est identique. Cette méthode est aussi objective que celle du test duo-chrome.
Mesure de l’accommodation maximale
C’est la méthode la plus objective. Un test de lecture VP est placé à 40 cm. L’accommodation requise est de 2,50 D. En partant de la correction VL, il s’agit d’ajouter +0,25 en binoculaire jusqu’à ce que le sujet parvienne tout juste à déchiffrer le test de lecture correspondant à ses acuités VL. Il convient ensuite de soustraire cette addition minimale à la proximité du test, soit 2,50. La différence obtenue donne l’accommodation maximale.
L’addition optimale est l’addition minimale
La recherche de l’addition fait face à un piège majeur qui est de « surcorriger » la presbytie. Au-delà des effets néfastes sur la physiologie de l’accommodation résiduelle et du risque de dépendance accru à cette correction, cette surcorrection aura des effets néfastes sur le ressenti du patient corrigé quelle que soit la méthode de correction utilisée.
Voici une liste non exhaustive des effets optiques induits par une surcorrection, selon la méthode de correction choisie.
En lunettes :
- perte de profondeur de champ en verres unifocaux ;
- tassement vertical et horizontal des zones de netteté en verres progressifs.
En lentilles :
- risque accru d’inadaptation, si adaptation multifocale par pénalisation des meilleures acuités ;
- franchissement du seuil de tolérance au flou sur l’œil préférentiel VL ou VP en monovision.
En chirurgie réfractive :
- risque accru d’insatisfaction si correction multifocale cornéenne par pénalisation des meilleures acuités ;
- franchissement du seuil de tolérance au flou sur l’œil préférentiel VL ou VP en monovision.
Quelle que soit la méthode de mesure utilisée, le moyen le plus sûr de vérifier est de proposer cette correction sur des lunettes d’essai. Cette manipulation simple et peu chronophage permet de s’assurer du dosage de la correction et d’estimer rapidement la profondeur de champ.
Conclusion
L’accommodation est le fruit de couples anatomiques et énergétiques qui, bien qu’antagonistes, sont interdépendants. Le relâchement du muscle ciliaire, la raréfaction de certaines fibres zonulaires, la perte d’élasticité de la capsule, les modifications du cristallin engendrent un dysfonctionnement progressif des couples muscle ciliaire-zonule et capsule-cristallin. La presbytie semble donc être la conséquence du divorce des couples muscle ciliaire-zonule et capsule-cristallin.
Tous les juristes savent que dans un divorce, il n’y a jamais de gagnant et qu’un « mauvais compromis » vaut mieux qu’un « bon procès ». Il en va de même dans le domaine de la vision du sujet presbyte qui doit appréhender et accepter la notion de compromis, quelle que soit la méthode de correction envisagée.