Greffes de cornées endothéliales : les bonnes et les mauvaises indications en chirurgie ophtalmologique
La greffe endothéliale a révolutionné les pratiques chirurgicales et le pronostic des patients atteints de pathologies de l’endothélium cornéen. Que la pathologie soit héréditaire (dystrophique) ou acquise (posttraumatique, iatrogène ou infectieuse), elle doit être proposée en priorité lorsque l’endothélium cornéen est à l’origine d’un œdème irréversible. Si « la meilleure des greffes est celle que l’on a évitée », nous aborderons dans un premier temps la chirurgie de la cataracte dans un contexte de cornea guttata, puis les chirurgies de l’endothélium sans greffon cornéen. Nous évoquerons ensuite les cas de greffes endothéliales sur échec de kératoplastie transfixiantes et les greffes endothéliales sur pathologies iatrogènes et infectieuses.
Chirurgies de la cataracte dans un contexte de cornea guttata ou de déficit endothélial en général
Si la majorité des cornea guttata ne nécessitent pas d’être greffées, la chirurgie de la cataracte dans ce contexte se complique d’une greffe de cornée 70 fois plus fréquemment que chez un patient sain. Un certain nombre de facteurs aggravants augmentent encore ce risque dont certains sont prévisibles (densité du cristallin, chambre antérieure étroite/hypermétropie) et d’autres représentent des imprévus chirurgicaux (rupture capsulaire, changement d’implant en cours d’intervention…). Un flou visuel matinal ou une pachymétrie cornéenne supérieure à 640 microns sont des signes flagrants d’un œdème cornéen préexistant nécessitant une intervention combinée de greffe endothéliale et de chirurgie du cristallin. De même, une attention particulière doit être portée aux patients présentant une asymétrie pachymétrique significative OD/OG ou une perte de l’harmonie pachymétrique (centrale/périphérique) en OCT de segment antérieur ou en topographie d’élévation. Ces signes suggèrent la présence d’un œdème cornéen infraclinique, argument en faveur d’une intervention combinée en concertation avec le patient. Qu’il s’agisse d’une intervention de cataracte simple ou associée à une greffe endothéliale, le patient doit être informé des risques, des options, de leurs avantages et leurs inconvénients…
Les techniques chirurgicales privilégiant une diminution du temps d’ultrasons et une meilleure protection de l’endothélium doivent être préconisées. Ni le laser Femtoseconde ni les incisions sclérales n’ont montré d’avantages sur ce point.
La microscopie spéculaire est souvent mise en défaut dans un contexte de cornea guttata évoluée, car les anomalies de la membrane de Descemet ne permettent plus une quantification précise des cellules endothéliales, en particulier dans la zone centrale la plus atteinte. La microscopie spéculaire centrale/périphérique doit être réalisée en ayant conscience qu’une densité endothéliale périphérique élevée ne garantit pas un bon résultat postopératoire et que la perte endothéliale sur cornea guttata est probablement supérieure à la celle sur cornée physiologique. La présence d’une densité endothéliale centrale inférieure à 1 000 cellules/mm2 est considérée comme un facteur de risque important de décompensation endothéliale, indépendamment des autres facteurs aggravants. Cependant, il est important de noter que dans les suites de greffes de cornée, des densités cellulaires endothéliales « basses », aux alentours de 700 ou 800 cellules/ mm2, tolèrent paradoxalement mieux la chirurgie.
Dans tous les cas, que l’intervention de chirurgie de la cataracte soit réalisée avec ou sans greffe endothéliale, un implant hydrophobe doit être préféré en raison du risque accru de perte de transparence des implants hydrophiles dans la zone de contact avec l’air ou le gaz.
Descemétorhexis sans greffe endothéliale dans un contexte de cornea guttata centrale : une fausse bonne idée ?
Dans une idée de « cicatrisation endothéliale dirigée », certains préconisent de réaliser un descemétorhexis isolé de 4 à 6 mm de diamètre sans greffe ou « DWEK » (Descemetorhexis Without Endothelial Keratoplasty) dans le cas d’une cornea guttata centrale au stade œdémateux. Si des cas de cicatrisation centripète de l’endothélium cornéen sont rapportés soit spontanément, soit après un traitement pharmacologique par collyre d’inhibiteurs de Rho-kinase, le nombre croissant de cas d’échec immédiat ou secondaire de ces techniques impose la prudence…
Les inhibiteurs de la voie des Rho-kinase favorisent la cicatrisation endothéliale dans les situations où il existe un pool suffisant de cellules à la périphérie de la cornée. Ils sont en évaluation dans ces indications et sont prescrits aux États-Unis et au Japon comme hypotonisants.
L’échec immédiat se traduit par un œdème cornéen et une absence de récupération ou une dégradation visuelle dans les mois suivant la chirurgie de la Descemet. L’échec secondaire se traduit par une aggravation tardive de l’œdème après une amélioration transitoire.
Dans tous les cas : la réalisation d’un descemétorhexis sans greffe chez un porteur de cornea guttata transforme une pathologie cornéenne dont la greffe est de très bon pronostic (en raison d’un bon réservoir endothélial périphérique) en une pathologie de nettement moins bon pronostic (proche de celui des décompensations du pseudophake sans réservoir endothélial périphérique).
De plus, la migration endothéliale centripète sur un stroma dénudé de sa membrane basale est un phénomène lent qui laisse une fibrose stromale postérieure correspondant à un véritable haze, auquel s’ajouteront des irrégularités en présence d’un descemétorhexis trop agressif (figure 1). Autant de raisons expliquant des récupérations visuelles limitées, incomplètes, lentes et souvent définitives, même en cas de greffe endothéliale ultérieure.
Greffes endothéliales en cas de pathologies cornéennes endothéliales iatrogènes, traumatiques ou inflammatoires
Les greffes endothéliales ont progressivement dépassé les greffes transfixiantes dans les pathologies endothéliales congénitales telles que les CHED ou les dystrophies postérieures polymorphes. De même, comme la cornea guttata et les décompensations endothéliales du pseudophake, les décompensations endothéliales de greffes transfixiantes sont électivement traitées par greffe endothéliales.
Greffes endothéliales sur kératoplastie transfixiantes
Les greffes endothéliales sur kératoplastie transfixiantes présentent de nombreux avantages par rapport à un remplacement total du greffon. D’une part, le risque théorique de rejet est moins important pour une greffe endothéliale que pour une greffe transfixiante (KT), a fortiori dans un contexte de regreffe. D’autre part, la réalisation d’une greffe endothéliale sur une ancienne KT présente l’avantage d’une récupération visuelle plus rapide et d’une immunosuppression locale plus légère. Cependant, un certain nombre de prérequis s’imposent pour la réalisation de ces greffes sélectives :
- la greffe transfixiante devra avoir donné de bons résultats visuels avant l’apparition de la décompensation endothéliale ;
- un stroma cornéen greffé de parfois plusieurs décennies fibrose plus rapidement qu’un stroma natif même plus âgé ;
- un astigmatisme géant ou très irrégulier du greffon originel peut être respecté chez les patients porteurs de lentilles rigides/sclérales bien supportées depuis des années.
Greffes endothéliales sur implant de chambre antérieure
La décompensation endothéliale sur implant de chambre antérieure fait encore partie des causes classiques de décompensation œdémateuse de la cornée. Si les implants de type artisan ont progressivement remplacé ceux à support angulaire, d’autres implants de chambre antérieure plus originaux sont aujourd’hui retrouvés : implants iriens cosmétiques, tubes et drains de glaucome insérés dans l’angle et moins respectueux que prévu pour l’endothélium, ou même inserts pharmacologiques ayant malencontreusement migré en chambre antérieure.
Dans tous les cas, l’analyse de la situation permettra de combiner l’ablation ou non de l’agent causal associé ou non à une greffe endothéliale. Il n’est pas rare de voir un œdème cornéen régresser à l’ablation d’un insert de chambre antérieure sans avoir recours à la greffe, ni de respecter un implant de chambre antérieur implanté de longue date ou un implant phake chez des sujets jeunes sans cataracte (figure 2), ni de réaliser une greffe endothéliale isolée sans retrait des implants.
Greffes endothéliales postendothélite virale
Les décompensations endothéliales dans un contexte d’endothélite virale aux virus du groupe herpès ne sont pas si rares en pratique clinique. Elles peuvent survenir à tout âge, après de nombreuses poussées de kératite ou dans les suites d’une forme particulièrement sévère. La question d’une greffe endothéliale de type DMEK dans un contexte inflammatoire et infectieux doit être sérieusement évaluée avec le patient. Nous avons rapporté, il y a quelques années, une série de cas de DMEK postendothélite et si la supériorité de la DMEK sur les greffes transfixiantes doit être signalée, les complications liées aux antécédents d’herpès cornéen telles que les récidives d’endothélite (malgré une prophylaxie antivirale bien conduite), les kératites neurotrophiques et les rejets sont fréquentes… Lorsque la greffe s’impose, des mesures préventives doivent être prises pour limiter la iatrogénie locale et prévenir les récidives virales.
Pour en savoir plus
Thuret G, Poinard S, Garcin T, Gain P. Who first described Descemetorhexis without endothelial keratoplasty (DWEK) for the management of Fuchs’ corneal endothelial dystrophy? J Fr Ophtalmol. 2022; S0181-5512(21)00505-2.
Guindolet D, Huynh O, Martin GC et al. Cystoid macular oedema after descemet membrane endothelial keratoplasty. Br J Ophthalmol. 2021;bjophthalmol-2021-319455.
Abdelmassih Y, Dubrulle P, Sitbon C et al. Therapeutic challenges and prognosis of descemet’s membrane endothelial keratoplasty in herpes simplex eye disease. Cornea. 2019;38(5):553-8.
Necip K, Oltulu R, Levent D, Osman GA. Descemet membrane endothelial keratoplasty in toxic anterior segment syndrome: A case series. Cornea. 2021;40(8):1007-10.