Gestions des douleurs neuropathiques cornéennes
La douleur neuropathique cornéenne a pour origine un dysfonctionnement affectant les voies somato-sensorielles des systèmes nerveux périphérique et/ou central. Elle peut sévèrement affecter le patient sur le plan physique, social, professionnel et psychologique. Après quantification de la gêne oculaire, une prise en charge multidisciplinaire est mise en place, pouvant être complétée par une approche médicale alternative, afin d’améliorer la qualité de vie des patients.
La cornée est le tissu périphérique le plus densément innervé de l’organisme. Son innervation sensitive provient principalement de la division ophtalmique du nerf trijumeau via sa branche naso-ciliaire. Les nerfs cornéens détectent divers stimuli mécaniques, chimiques et thermiques, protégeant ainsi la cornée des agressions grâce aux réflexes de clignement et de larmoiement. Ils exercent également un rôle trophique et immunomodulateur par la sécrétion de divers neuropeptides.
La douleur est ressentie par le patient comme un inconfort, une sensation de brûlure ou une irritation chronique invalidante, dont la cause n’est pas toujours retrouvée à l’examen clinique, et reste donc un diagnostic difficile à poser [1]. Dans les douleurs neuropathiques, le seuil douloureux est abaissé de manière pathologique, entraînant une intensification de la signalisation douloureuse de la triade hyperalgie, allodynie et douleur spontanée [1]. Toute lésion de l’innervation cornéenne peut être à l’origine d’une douleur neuropathique cornéenne (sécheresse oculaire, kératite infectieuse, toxicité des conservateurs, chirurgie réfractive, chimiothérapie neurotoxique, lésion neurologique centrale…)
Comment explorer les douleurs neuropathiques ?
Quantifier l’atteinte douloureuse
Divers questionnaires permettent de quantifier et de suivre la gêne oculaire chronique. La plupart d’entre eux sont adaptés de ceux utilisés pour l’exploration de la sécheresse oculaire, tel que l’Ocular Surface Disease Index, ou OSDI [2]. L’Ocular Pain Assessment Survey, ou OPAS, est un questionnaire quantitatif évaluant spécifiquement la douleur cornéenne chronique [3]. Il quantifie l’intensité et la fréquence de la douleur oculaire et non oculaire, les facteurs aggravants et associés, le soulagement des symptômes et l’impact sur la qualité de vie.
Examen clinique à la lampe à fente
Dans le cas de douleurs neuropathiques, l’examen clinique (lampe à fente, Break-up Time, test de Schirmer) sera le plus souvent pauvre et discordant avec la plainte fonctionnelle majeure ressentie par le patient [1]. Les comorbidités oculaires, comme une dysfonction des glandes de Meibomius, une blépharite, un malpositionnement des paupières, une allergie, devront être recherchées et traitées.
Évaluer la sensibilité cornéenne
Une dysesthésie sera recherchée, généralement à l’aide d’un filament de coton. Il est également possible d’utiliser un esthésiomètre de Cochet-Bonnet (évaluation mécanique) ou encore un esthésiomètre de Belmonte (évaluation polymodale) dans le cadre d’une prise en charge plus spécialisée [4].
Test fonctionnel à la proparacaïne
Le test fonctionnel au chlorhydrate de proparacaïne topique à 0,5% permet de différencier les sources centrale et périphérique de la douleur. La proparacaïne atténuera la douleur périphérique, mais pas la douleur centrale, dont la prise en charge est plus difficile [1].
Microscopie confocale in vivo
Cet examen permet de rechercher des anomalies morphologiques pouvant expliquer les douleurs (figure 1) telles que la présence de névromes ou encore une réduction ou une augmentation de la densité nerveuse, une augmentation de la tortuosité ou de la réflectivité des nerfs sous-basaux [5]. De plus, on pourra également évaluer l’inflammation locale en analysant la densité en cellules dendritiques, orientant ainsi la thérapeutique en conséquence.
Prise en charge
La prise en charge se voudra pluridisciplinaire (ophtalmologique, anesthésique, psychiatrique, psychologique) et reposera sur la gestion de l’origine inflammatoire et dégénérative de cette douleur neuropathique ainsi que sur la réhabilitation de la surface oculaire, la suppression des toxiques et le traitement des comorbidités surajoutées [6].
Améliorer la stabilité du film lacrymal
Un traitement par lubrification de la surface oculaire sera proposé en première intention. Chez les patients présentant une évaporation accrue des larmes, on pourra choisir des larmes artificielles, des bouchons méatiques ou des lentilles sclérales. Il faudra aussi s’attacher à la prise en charge d’autres comorbidités telles qu’une dysfonction des glandes de Meibomius, une allergie oculaire, un conjonctivochalasis, une malocclusion ou un blépharospasme.
Diminuer l’inflammation
Le rôle majeur de l’inflammation chronique dans l’apparition des douleurs neuropathiques justifie l’utilisation d’un traitement anti-inflammatoire. Celle-ci peut être objectivée et monitorée par l’analyse des cellules dendritiques en microscopie confocale (figure 2). L’emploi de corticostéroïdes topiques à faible dose est une bonne approche à court terme. À visée d’épargne cortisonée, on peut proposer la ciclosporine collyre de 0,05 à 2%, le tacrolimus collyre à 0,03%, l’antagoniste du récepteur de l’interleukine-1 (Anakinra) à 2,5%. L’inhibition des protéases par l’utilisation de cyclines par voie orale ou d’azithromycine topique peut également être proposée [4].
Favoriser la neuroprotection
Le sérum autologue collyre contient une variété de facteurs proépithéliaux et proneuraux comme le facteur de croissance épidermique (EGF), le Nerve Growth Factor (NGF), le facteur de croissance analogue à l’insuline (IGF-1). L’utilisation de sérum autologue à 20% permet un soulagement, voire dans certains cas une résolution des symptômes après quelques mois de traitement [1]. Plusieurs auteurs ont montré le rôle du sérum autologue à 20% dans la réduction de la densité des névromes cornéens.
Traitement systémique
Les douleurs peuvent être dues à une sensibilisation centrale ou mixte. Dans ces cas, un traitement systémique sera utilisé : anticonvulsivants, antidépresseurs tricycliques, inhibiteurs du recaptage de la sérotonine, opioïdes [1].
Anticonvulsivants
Des médicaments comme la gabapentine (Neurontin®) et la prégabaline (Lyrica®), qui ont d’abord été développés et utilisés comme anticonvulsivants, sont maintenant approuvés comme agents de première ligne pour le traitement de la douleur neuropathique résultant de la neuropathie diabétique, de la névralgie postherpétique et de la douleur neuropathique centrale. La prégabaline est initiée à une dose de 75 mg/j jusqu’à un maximum de 600 mg/j. La gabapentine est administrée à 600 mg/j jusqu’à une dose de 3 600 mg/j. Ces doses doivent être significativement diminuées chez la personne âgée. Les effets secondaires courants comprennent la somnolence et la constipation.
Antidépresseurs
L’amitriptyline, antidépresseur tricyclique, est utilisée à faibles doses (5 à 15 mg la nuit). Toutefois, la survenue fréquente d’effets secondaires amène souvent à proposer en première intention des antidépresseurs non tricycliques, inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline, comme la duloxétine (Cymbalta®) ou la venlafaxine (Effexor®). Les effets secondaires courants par leur action anticholinergique sont la sécheresse des muqueuses, la constipation et la sédation.
Approches médicales alternatives
Les approches médicales dites « alternatives » font également partie de l’arsenal thérapeutique, telles que l’acupuncture ou l’hypnose. L’exercice physique sera également encouragé. Dans les cas réfractaires d’origine centrale, des options plus invasives telles que la stimulation magnétique transcrânienne (TMS) ou la stimulation cérébrale profonde pourront être proposées [6].
Conclusion
La douleur neuropathique est une douleur chronique avec un fort impact sur la qualité de vie. Cela est d’autant plus vrai que son traitement est difficile et que l’examen clinique est souvent en discordance avec la sévérité du ressenti. L’examen s’attachera à différencier les douleurs d’origine périphérique, centrale ou mixte. La prise en charge sera multidisciplinaire et reposera sur une amélioration du film lacrymal, l’utilisation d’agents anti-inflammatoires, de neuroprotecteurs et de neuromodulateurs à action centrale. Une prise en charge psychologique et empathique reste également primordiale chez ces patients en souffrance chronique.
Références bibliographiques
[1] Moshirfar M, Benstead EE, Sorrentino PM, Tripathy K. Ocular neuropathic pain. 2021 Aug 21. In: StatPearls [Internet]. Treasure Island (FL): StatPearls Publishing; 2021 Jan. PMID: 31194422.
[2] Schiffman RM, Christianson MD, Jacobsen G et al. Reliability and validity of the ocular surface disease index. Arch Ophthalmol. 2000;118(5):615-21.
[3] Qazi Y, Hurwitz S, Khan S et al. Validity and reliability of a novel ocular pain assessment survey (OPAS) in quantifying and monitoring corneal and ocular surface pain. Ophthalmology. 2016;123(7):1458-68.
[4] Goyal S, Hamrah P. Understanding neuropathic corneal pain-gaps and current therapeutic approaches. Semin Ophthalmol. 2016;31(1-2):59-70.
[5] Galor A, Levitt RC, Felix ER et al. Neuropathic ocular pain: an important yet underevaluated feature of dry eye. Eye (Lond). 2015; 29(3):301-12.
[6] Dieckmann G, Goyal S, Hamrah P. Neuropathic corneal pain: approaches for management. Ophthalmology. 2017;124(11S):S34-S47.