Évolution des pratiques et des indications de greffe en France de 2004 à 2015
L’émergence des nouvelles techniques chirurgicales lamellaires permet de redéfinir le paysage de la greffe de cornée en France tant dans ses pratiques que ses indications. L’Agence de la biomédecine (ABM) supervise et contrôle toutes les étapes de la transplantation d’organes, de tissus et de cellules du prélèvement à la greffe en passant par la conservation et la distribution. En greffe de cornée, il est fait obligation au praticien greffeur d’inscrire tout patient éligible et de déclarer toute greffe effectuée. En 10 ans, les techniques chirurgicales ont évolué et certaines méthodes sont aujourd’hui plus utilisées que d’autres.
Lors d’une étude réalisée en 2018 [1], nous avons revu la base de données électronique GLAC prospective de l’ABM, de 2004 à 2015. Elle enregistre les données recueillies à partir de questionnaires remplis par les chirurgiens le jour de la greffe : techniques chirurgicales, diagnostics cliniques préopératoires et informations sur les patients (âge, sexe). Dans cette étude nous évaluons le retentissement éventuel des nouvelles techniques chirurgicales sur la pratique de la transplantation cornéenne sur une période de 10 ans.
De 2004 à 2015, 46 658 greffes de cornée ont été réalisées en France dans 107 institutions publiques (70%) ou privées (30%), avec une moyenne annuelle de 3 888.
Techniques chirurgicales
Dès 2004, on constate une augmentation significative du nombre de kératoplasties lamellaires (KL) effectuées au détriment de celui de kératoplasties transfixiantes (KT), et ce pour toutes les indications (figure 1B).
La greffe lamellaire antérieure (DALK) est passée de 6,7% en 2004 à 21,4% en 2007 et 54,4% en 2015 (figure 1C) dans l’indication du kératocône. La greffe lamellaire endothéliale (KE) a augmenté de façon drastique dans l’indication de la dystrophie de Fuchs : 0,6% en 2004, 11,4% en 2007 et 70% en 2015 (figure 1D) ; ainsi que dans l’indication de la décompensation secondaire : 0,4% en 2004, 7,1% en 2007 et 53,1% en 2015 (figure 1F).
Pour les secondes greffes, la kératoplastie endothéliale représente 1,9% des indications en 2004, 5,3% en 2007 et 26,7% en 2015, et la kératoplastie transfixiante reste toujours majoritaire, avec 73,3% en 2015 (figure 1E).
Indications
Les indications de kératoplastie sont classées en 7 catégories et la répartition moyenne sur 11 ans est la suivante :
- décompensation endothéliale secondaire (24,3%) ;
- kératocône (18,8%) ;
- dystrophie endothéliale de Fuchs (15,1%) ;
- secondes greffes (13,5%) ;
- kératites (10,7%) ;
- traumatismes (3,7%) ;
- autres causes (14%), comprenant les dystrophies stromales (3,3%), les maladies congénitales (1,3%), les dégénérescences (0,6%), le ptérygion (0,2%), les tumeurs (0,3%), les autres dystrophies (1,4%) et autres causes (9%).
Les étiologies de la décompensation endothéliale secondaire se répartissent ainsi :
- pseudophakie (79,9%) ;
- échec de la chirurgie du segment antérieur (7,9%) ;
- aphakie (7,8%) ;
- implants phaques de chambre antérieure (3,6%) ;
- complications de chirurgie réfractive (0,8%).
Cependant il est intéressant de constater que l’analyse globale des données montre une stabilité des 4 premières indications (70% du total) mais une très nette modification de leurs proportions relatives en 2004 et 2015 (figures 1A et 2). Ainsi les décompensations endothéliales secondaires ont diminué entre 2004 (28,3%) et 2011 (21,4%) puis sont demeurées constantes jusqu’en 2015 où elles constituent la deuxième indication.
Dans le kératocône, l’indication de greffe diminue de façon constante. À partir de 2004 elle représente la deuxième indication (24,1%), pour devenir en 2015 la moins fréquente des 4 indications majeures (12,8%).
La dystrophie de Fuchs et les secondes greffes affichent une hausse constante, passant respectivement de 10,8 et 8,9% de toutes les greffes en 2005, à 22,9 et 17,1% en 2015.
Du fait de l’appropriation et de la maîtrise par les chirurgiens des techniques, on constate de 2011 à 2015 une diminution annuelle de 6% du taux de KT et une hausse de 23% des kératoplasties lamellaires essentiellement, due aux indications préférentielles de la kératoplastie endothéliale dans les endothéliopathies primitives ou secondaires. Le nombre annuel des kératoplasties lamellaires a tendance à atteindre celui des KT et l’écart entre ces 2 techniques se réduit rapidement.
À l’instar des autres pays occidentaux [2-4], les chirurgiens ont progressivement modifié leurs pratiques compte tenu des avantages des techniques lamellaires, par exemple le respect de la couche endothéliale du receveur dans les lamellaires antérieures, une diminution de l’astigmatisme et la stabilité structurelle postopératoire, une accélération de la récupération de l’acuité visuelle et une diminution des rejets immunitaires [5] dans les lamellaires postérieures. Ces nouvelles techniques offrent la possibilité d’utiliser un seul et unique greffon pour plusieurs patients, sous réserve d’une traçabilité adaptée [6].
La modification de la proportion des 4 principales indications n’est pas uniquement liée aux modifications des techniques. Ainsi, dans le kératocône, les traitements médicaux (lentilles de contact sclérales) associés au développement de nouveaux traitements chirurgicaux (implantation d’anneaux intracornéens [7] et le cross linking [8]) largement adoptés en France constituent une alternative thérapeutique avant la greffe de cornée.
Une étude précédente a montré que la proportion des décompensations endothéliales secondaires en tant qu’indication a augmenté au cours des 40 dernières années. En France, cette indication représentait seulement 10,9% des transplantations de 1980 à 1999 [9] pour atteindre 30,5% des patients sur liste d’attente au début des années 2000 [10]. Cette situation correspondait à l’essor de techniques modernes de la chirurgie de la cataracte. Leur maîtrise a eu pour conséquence une diminution du taux d’indication de greffe (de 28,3% en 2014 à 21,1% en 2015). Il est toutefois paradoxal de constater que ce chiffre reste aussi élevé.
L’augmentation du nombre de procédures réfractives pratiquées au cours des 2 dernières décennies et les complications telle l’ectasie cornéenne iatrogène ont beaucoup attiré l’attention [11]. Malgré cette augmentation, force est de constater qu’une indication de kératoplastie après une chirurgie réfractive de la cornée demeure constante, avec un faible taux annuel d’environ 0,14 à 0,32% de toutes les indications. Cela peut être expliqué par un dépistage préopératoire du kératocône fruste et l’utilisation des techniques adaptées [12].
L’indication seconde greffe de 2004 à 2015 est en augmentation, avec un taux respectif de 8 et 17%. Cette croissance pourrait être corrélée au vieillissement de la population, à la durée de vie limitée du greffon à long terme, aux échecs optiques, aux décompensations endothéliales tardives des greffes antérieures, aux courbes d’apprentissage inhérentes à ces techniques récentes. Confirmant ainsi que même si la greffe de cornée est une technique efficiente, elle n’en demeure pas moins soumise à l’épreuve du temps.
Les secondes greffes constituent un défi thérapeutique car il est admis que le risque de rejet immunitaire est proportionnel au nombre de greffes. Par ailleurs, cette augmentation nécessite des solutions adaptées pour la gestion des ressources, notamment des greffons disponibles.
Conclusion
Depuis leur introduction à l’aube du nouveau millénaire, les techniques de greffes lamellaires ont su s’imposer dans le paysage de la chirurgie cornéenne en France, offrant aux greffeurs des solutions moins invasives, plus efficientes et de meilleurs résultats fonctionnels. Cela étant, la problématique des endothéliopathies secondaires reste aujourd’hui encore un enjeu, et la proportion grandissante des secondes greffes, un défi pour les décennies à venir.
Références bibliographiques
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