Du bon usage des lentilles sclérales après une greffe de cornée

Après une kératoplastie transfixiante ou lamellaire antérieure, 10 à 17% des patients ne pourront pas être corrigés avec des lunettes pour des raisons le plus souvent optiques. C’est alors que les contactologues interviennent, afin de proposer une réhabilitation visuelle à ces patients qui sont toujours demandeurs d’amélioration mais ont parfois un lourd passé contactologique qui leur fait appréhender ce qu’ils considèrent comme un « retour à la case départ ». Les laboratoires mettent actuellement à notre disposition des géométries de lentilles de plus en plus performantes et adaptées à la géométrie cornéenne bien particulière de ces patients greffés.

Quelles sont les anomalies optiques à corriger ?

Il s’agit parfois d’une simple amétropie sphérique responsable d’une anisométropie non tolérée en lunettes. Mais dans la plupart des cas, c’est un fort astigmatisme le plus souvent irrégulier qui ne peut être amélioré qu’avec une lentille en matériau rigide.
Les anomalies de surface, comme les retards ou les défauts de cicatrisation, gênent également la récupération visuelle et sont un facteur péjoratif pour la survie du greffon : elles peuvent aussi souvent bénéficier d’une adaptation contactologique.

Quelles sont les différentes lentilles à proposer ?

Lentilles souples
Les lentilles souples sont systématiquement utilisées par certaines équipes en postopératoire immédiat pour faciliter la cicatrisation ou assurer une étanchéité. Leur utilisation est alors de courte durée (jusqu’à la cicatrisation) et se fait en port permanent avec l’utilisation de Dk élevés (silicone hydrogel). Une lentille souple peut également être proposée dans le cas d’une amétropie sphérique importante associée à une anisométropie, mais la tolérance est parfois médiocre en raison de la fréquente formation d’un bec de la lentille souple (figure 1).

Lentilles rigides
Les lentilles rigides sont proposées en première intention sur les cornées greffées, car elles sont la méthode de choix pour corriger un astigmatisme irrégulier. Elles peuvent être adaptées sur des fils encore en place mais on sait qu’à leur retrait, il faudra revoir l’adaptation. En fonction de l’image fluorescéinique, et surtout de la périphérie cornéenne, on peut utiliser des lentilles de petit diamètre avec une petite zone optique se positionnant uniquement sur le greffon. Elles présentent le risque d’être assez instables et d’induire une vision fluctuante (figure 2), et c’est pour cette raison que l’on préférera des lentilles de grand diamètre, le plus souvent avec des géométries dites inversées : cette géométrie permet de s’aligner sur la cornée centrale souvent plate (rayons de courbure de 820 à 850) et de suivre la jonction greffon-lit receveur qui, elle, nécessite un serrage périphérique de la lentille (figures 3 et 4). Ces lentilles sont cornéennes ou cornéo-sclérales, c’est-à-dire reposant sur la cornée et la sclère.
Ces géométries permettent souvent une meilleure stabilité et la périphérie peut être modifiée par quadrants ou bénéficier de l’adjonction d’une jupe souple pour les lentilles hybrides, et ainsi améliorer le confort.
Mais toutes ces lentilles, qu’elles soient cornéennes, cornéo-sclérales ou hybrides, ont toujours un appui cornéen avec une tolérance clinique parfois non acceptable, avec des frottements cornéens trop importants (figures 5 et 6).
Elles peuvent aussi être mal tolérées sur le plan fonctionnel : comme nous l’avons dit, ces patients ont souvent un lourd passé contactologique et ils espéraient qu’une chirurgie leur permettrait de sortir des contraintes des lentilles. Ils sont donc moins prêts à supporter un inconfort ou des contraintes de perte ou de luxation des lentilles…

Figure 2. Lentille rigide de petit diamètre sur greffe de cornée : la vision est fluctuante.

Lentille rigide de petit diamètre sur greffe de cornée

Figure 3.

Lentille rigide de diamètre plus grand restant décentrée et instable sur le greffon.

Lentilles sclérales
Une adaptation en lentilles sclérales va être proposée dans tous ces cas d’intolérance, mais aussi dans les nombreux cas de fort astigmatisme avec « marche d’escalier » à la jonction du lit receveur, ou encore sur des greffons très déformés, protrus, ou lors de glissements qui sont alors systématiquement des échecs avec les lentilles mentionnées ci-dessus (figures 7 et 8). La lentille sclérale aura l’avantage d’être parfaitement stable, centrée, puisque reposant uniquement sur la sclère ; elle s’affranchira des déformations cornéennes en passant en pont au-dessus de celles-ci, ménageant un espace liquidien ou clairance entre la lentille et la cornée. Aucun contact cornéen n’est toléré car il est délétère pour la cornée et le limbe. Une clairance d’environ 200 à 300 µ dans la zone la plus mince est souhaitable après au moins 8 heures de port. Il faudra tolérer que cette interface puisse être très irrégulière puisque la cornée est elle-même irrégulière, et c’est par l’intermédiaire de ce dioptre liquidien que la correction optique de l’astigmatisme et des aberrations se fait (figure 9).
Si des troubles de surface persistent, ou si l’on constate un retard ou une absence de cicatrisation – fréquents lors d’une pathologie neurotrophique préexistante –, la lentille sclérale est proposée en première intention. Dans un grand nombre de cas, elle permettra la cicatrisation cornéenne par l’intermédiaire de l’interface liquidienne et corrigera dans un deuxième temps l’astigmatisme irrégulier secondaire à la cornée cicatricielle.
Des géométries spécifiques existent pour une adaptation optimale des cornées greffées oblates : la flèche de la lentille sclérale doit souvent être augmentée pour éviter un contact cornéen en périphérie, ce qui revient à beaucoup augmenter la clairance centrale. Or une interface centrale très épaisse génère une baisse de qualité optique non négligeable et une pression négative importante, avec un phénomène de succion désagréable au retrait (ex. : géométrie Spot Hat, laboratoire LAO) (figure 10).
Une adaptation après l’ablation des fils est souhaitable pour les mêmes raisons qu’avec les lentilles rigides : la suppression de l’effet de contention des fils en place modifie la position du greffon et nécessite souvent de revoir la géométrie de la lentille.

Le port des lentilles sclérales est-il plus à risque chez les patients greffés ?

La contrainte la plus importante est sans doute la manipulation. Les patients qui ont déjà porté des lentilles y arrivent plus facilement, les autres doivent parfois multiplier les séances d’apprentissage car ils sont souvent inquiets à l’idée de poser une lentille sur un œil opéré. Le retrait doit se faire sans succion pour éviter la désunion du greffon. Une fois la manipulation acquise, le confort et la possibilité de pratiquer des activités sans risque de perte en font une lentille avec une excellente qualité de vue et de vie [1,2].
De nombreuses études ont été faites et publiées sur l’épaisseur de l’interface liquidienne qui devrait exister entre la cornée et la lentille pour ne pas générer d’hypoxie et ne pas affecter l’acuité visuelle. Il n’y a actuellement pas de consensus sur la clairance idéale (entre 200 et 400 µ), se rappelant bien que celle-ci est forcément irrégulière [3,4].
Des macrokystes épithéliaux ont été observés chez des patients adaptés en lentilles sclérales après une kératoplastie transfixiante et plusieurs étiologies retenues : jonctions épithéliales lésées lors de la chirurgie, pression négative sous la lentille sclérale, hypoxie due à une interface de larmes épaisse et stagnante [5]. Leur découverte n’a pas empêché la poursuite du port dans cette petite série de 3 patients.
Des microkystes ou des kératites ponctuées superficielles limbiques [6] sont surtout l’apanage des lentilles sclérales de petit diamètre avec conflit mécanique limbique et nécessitent d’augmenter en général le diamètre de la lentille et de modifier la zone limbique.
L’apparition de néovaisseaux périphériques au limbe sont un signe d’hypoxie chronique et peuvent se développer sur les lentilles à périphérie très serrée ou lors d’un contact limbique ou cornéen sans aucun passage de larmes, qu’il soit spontané ou par push up. Elle est plus fréquente sur des cornées déjà vascularisées avant la greffe ou lorsque des fils restent en place ou qu’ils sont détendus. Il faut enlever ces fils et revoir l’adaptation périphérique et limbique.
a perte endothéliale physiologique chez un adulte est de 0,6% par an ; chez les sujets dont l’endothélium était sain avant la chirurgie, elle s’élève, 5 ans après, à 22,3% chez les patients opérés d’une kératoplastie lamellaire antérieure profonde et à 50,1% chez ceux opérés d’une kératoplastie perforante [7]. La courbe de perte des cellules endothéliales ne semble pas s’infléchir après 6 mois de port de lentilles sclérales [2]. S’il semble nécessaire de faire des études sur un plus long terme, il est actuellement raisonnable de ne pas priver les patients ayant une densité endothéliale limite de la bonne acuité visuelle et du confort procurés par une lentille sclérale tant qu’il n’y a pas de décompensation cornéenne.
Aucune publication ne mentionne un risque de rejet augmenté avec le port de lentilles sclérales. Celles-ci ne génèrent pas de phénomènes de frottements mécaniques et peuvent même protéger certains greffons d’environnements délétères ou de frottements intempestifs.
Le risque infectieux en pratique n’est pas accru si toutefois on se limite à du port quotidien et aux consignes d’hygiène et de décontamination habituelles. La présence de fils détendus peut augmenter ce risque avec tous les types de lentilles.

Conclusion

L’adaptation contactologique ne peut être occultée dans la réhabilitation visuelle des patients greffés et les lentilles sclérales sont un maillon que nous pouvons facilement proposer. Elles assurent une récupération visuelle et un confort inégalés lors d’astigmatisme irrégulier et aident à la cicatrisation des altérations de surface.
Pour éviter une hypoxie et ses conséquences, il semble souhaitable d’utiliser des géométries de lentilles sclérales très « ajustables » pour chaque patient afin que les appuis conjonctivaux soient répartis, qu’il existe une clairance limbique sur au moins 270°, et que l’oxygène puisse arriver à la cornée par une clairance centrale maîtrisée et par un passage de larmes facile ou spontané lors des clignements ou des mouvements oculaires.

Références bibliographiques
[1] Do Nascimento Rocha GA, Miziara PO, Vieira de Castro AC, Do Nascimento Rocha AA. Visual rehabilitation using mini-scleral contact lenses after penetrating keratoplasty. Arq Bras Oftalmol. 2017;80(1):17-20.
[2] Penbe A, Kanar HS, Simsek S. Efficiency and safety of scleral lenses in rehabilitation of refractive errors and high order aberrations after penetrating keratoplasty. Eye Contact Lens. 2020;doi:10.1097.
[3] Otchere H, Lyndon Jones L, Sorbara L. The impact of scleral contact lens vault on visual acuity and comfort. Eye & Contact Lens. 2018; Suppl 2:S54-S59.
[4] Esen F, Toker E. Influence of apical clearance on mini-scleral lens settling, clinical performance, and corneal and corneal thickness changes. Eye Contact Lens. 2017;43(4):230-5.
[5] Nguyen LT, Yang D, Vien L. Case series: corneal epithelial macrocysts in scleral contact lenses post-penetrating keratoplasty. Optom Vis Sci. 2018;95(7):616-20.
[6] Nixon AD, Barr JT, VanNasdale DA. Corneal epithelial bullae after short-term wear of small diameter scleral lenses. Cont Lens Anterior Eye. 2017;40(2):116-26.
[7] Borderie VM, Sandali O, Bullet J et al. Long term results of deep anterior lamellar versus penetrating keratoplasty. Ophthalmology. 2012;119(2):249-55.

Auteurs

  • Agnès Delcampe

    Ophtalmologiste

    CHU Bichat-Claude Bernard, Fondation Ophtalmologique A. de Rothschild, Paris ; CHU Rouen

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