Cross-linking : analyse sur le versant cellulaire
Le kératocône est une dégénérescence cornéenne d’étiologie encore indéterminée caractérisée par un amincissement et une protrusion non inflammatoire de la cornée. Il entraîne une baisse d’acuité visuelle plus ou moins profonde, pouvant nécessiter une greffe de cornée au stade ultime de la maladie. L’un des grands enjeux thérapeutiques de cette maladie est d’en stopper l’évolution, notamment par l’utilisation du cross-linking.
Le terme de cross-linking (CXL), qui signifie réticulation, est utilisé pour désigner la formation de liaisons chimiques entre des protéines ou d’autres molécules suite à l’application de chaleur, d’une pression ou de radiations sur un tissu. Durant toute la vie d’un individu, il se produit des réactions de CXL enzymatique et non enzymatique dans différentes parties de l’organisme, notamment au niveau des tissus contenant du collagène, comme la cornée, la peau, les vaisseaux et le cartilage. Cette réaction de CXL participe à la rigidité des tissus et augmente avec l’âge. Le degré physiologique de CXL dans les différents tissus doit être régulé tout au long de la vie et peut être modifié par certains facteurs comme l’âge, le diabète, le tabac ou l’exposition solaire. Chez les diabé tiques, il a été retrouvé une faible progression des ectasies cornéennes du fait d’une réaction naturelle de CXL non enzymatique dans leur cornée. La technique du CXL du collagène a ainsi été développée pour stabiliser les kératocônes. C’est en 1998, à l’hôpital de Dresde en Allemagne, que le premier CXL sur kératocône a été pratiqué. Le CXL du collagène est actuellement le seul traitement du kératocône à agir directement sur sa cause présumée : l’instabilité stromale par anomalies du collagène. En effet, l’une des théories physiopathologiques du kératocône est que l’altération de l’arrangement des lamelles de collagène serait à l’origine d’une instabilité biomécanique du stroma cornéen, et donc de la déforma tion conique de la cornée. Cette instabilité biomécanique serait décompensée par les traumatismes chroniques liés notamment aux frottements oculaires chez ces patients présentant souvent un terrain atopique. Utilisant l’irradiation par UVA et la riboflavine comme photo sensibilisant, le CXL permettrait donc de créer des ponts entre les lamelles de collagène du stroma afin de rigidifier les cornées kératoconiques [1].
Principe
Le premier protocole de CXL du collagène à avoir été développé est le protocole dit conventionnel, ou protocole de Dresde. D’une durée totale de 50 minutes, il nécessite une désépithélialisation avant l’application de riboflavine. D’autres protocoles ont par la suite été mis au point, avec ou sans désépithélialisation, avec des durées plus courtes d’imprégnation en riboflavine et d’irradiation par UVA. Les plus connus sont le protocole conventionnel accéléré avec désépithélialisation et le protocole par iontophorèse sans désépithélialisation [2-4].
Résultats
Actuellement, les ponts créés entre les lamelles de collagène par le CXL n’ont pas pu être mis en évidence par des colorations ou des techniques microscopiques. Cependant, on sait que le CXL induit certains changements physicochimiques dans les tissus collagéniques traités. Certains de ces changements ont été retrouvés in vitro dans des stromas cornéens d’animaux traités par CXL et tendent à prouver que la réaction chimique a bien eu lieu. Il a par exemple été retrouvé une augmentation de la rigidité et du module d’élasticité dans des cornées animales traitées par CXL. Chez l’homme, plusieurs études ont confirmé la stabilisation ou la diminution de l’astigmatisme et de la kératométrie maximale (Kmax), voire une amélioration de la meilleure acuité visuelle corrigée en fonction des protocoles utilisés [2-4].
La tomographie en cohérence optique de segment antérieur (ou OCT-SA) réalisée après un CXL du collagène montre une ligne hyperréflective nommée ligne de démarcation. Elle a été décrite pour la première fois par Seiler et Hafezi comme étant une fine ligne visible en biomicro scopie à une profondeur d’environ 300 µm 2 semaines après un CXL conventionnel. Visualisée en OCT pour la première fois par Doors et al., elle correspond à la limite en profondeur de l’apoptose kératocytaire. Sa profondeur dépend du protocole utilisé : plus il est long, plus la ligne est profonde (figure 1). Le mapping épithélial en OCT-SA permet également de visualiser les modifications cornéen nes qui ont lieu après un CXL. Après un traitement par un CXL conventionnel, on observe un amincissement épithélial à l’apex du kératocône, permettant une régularisation de la surface oculaire. Cette régularisation survient dans une moindre mesure après un protocole par iontophorèse (figure 2). Ce lissage de la surface oculaire contribue à l’amélioration de l’acuité visuelle. La surveillance de la survenue d’un lissage épithélial est également un critère d’efficacité à considérer dans le suivi des patients traités [5].
En microscopie confocale [2-4], on retrouve, quel que soit le protocole utilisé, une diminution de la densité nerveuse sous-épithéliale entraînant une diminution notable de la sensibilité cornéenne. Malgré cette dénervation cornéenne postopératoire, la sécrétion basale des larmes et le temps de rupture du film lacrymal ne sont pas altérés après un CXL. La densité d’innervation retrouve son niveau basal après 6 à 12 mois selon les protocoles utilisés (figure 3). La dénervation et la perte de sensibilité cornéenne transitoire pourraient être à l’origine de la diminution des frottements oculaires. Il convient de noter que le retour d’une densité du plexus sous-basal à sa valeur initiale ne signifie pas que la fonction de l’innervation retrouve son état basal. Cette diminution des frottements oculaires pourrait en partie expliquer l’effet stabilisateur du CXL sur l’évolution du kératocône.
Au niveau stromal, il existe également une apoptose kératocytaire avec un œdème hyperréflectif allant du stroma antérieur jusqu’à une profondeur de 200 à 350 µm en fonction des protocoles. Dès le deuxième mois après un CXL, des kératocytes activés entourés d’une matrice extracellulaire hyperréflective repeuplent le stroma antérieur. En effet, dans les études menées en microscopie confocale in vivo après un CXL, il a été montré que la régénération kératocytaire commençait entre 2 et 3 mois après le traitement pour s’achever entre 6 mois et 1 an selon le protocole employé. L’activation kératocytaire est responsable du développement d’une fibrose stromale qui pourrait expliquer une partie de l’effet stabilisateur du CXL. Les kératocytes postérieurs et les cellules endothéliales ne sont pas modifiés (figure 4).
Conclusion
L’utilisation de techniques modernes d’imagerie permet d’analyser la cornée au niveau cellulaire. L’étude de la cornée avant et après un CXL permet de mieux appréhender la physiopathologie et les mécanismes d’action impliqués dans la stabilisation du kératocône. L’innervation cornéenne et l’activation kératocytaire semblent jouer des rôles clés dans le succès de la procédure.
Références bibliographiques
[1] Jouve L, Borderie V, Temstet C et al. Corneal collagen crosslinking in keratoconus. J Fr Ophtalmol. 2015;38(5):445-62.
[2] Bouheraoua N, Jouve L, El Sanharawi M et al. Optical coherence tomography and confocal microscopy following three different protocols of corneal collagen-crosslinking in keratoconus. Invest Ophthalmol Vis Sci. 2014;55(11):7601-9.
[3] Bouheraoua N, Jouve L, Borderie V, Laroche L. Three different protocols of corneal collagen crosslinking in keratoconus: conventional, accelerated and iontophoresis. J Vis Exp. 2015;105:53119.
[4] Jouve L, Borderie V, Sandali O et al. Conventional and iontophoresis corneal cross-linking for keratoconus: efficacy and assessment by optical coherence tomography and confocal microscopy. Cornea. 2017;36(2):153-62.
[5] Atia R, Jouve L, Sandali O et al. Early epithelial remodeling after standard and iontophoresis-assisted corneal cross-linking as evaluated by spectral-domain optical coherence tomography. J Refract Surg. 2018;34(8):551-8.