Controverse sur le cross-linking : à propos d’un cas clinique
Élodie K. une jeune patiente de 16 ans et demi, nous a été adressée en avril 2019 pour une baisse d’acuité visuelle progressive depuis 1 an, surtout à l’œil gauche. À l’interrogatoire, on retrouvait une atopie familiale avec mention de conjonctivites de type allergique depuis l’enfance et de frottements oculaires fréquents.
Les arguments qui orientent vers un kératocône et une progression de celui-ci sont cliniques et vidéotopographiques [1,2].
Critères d’évolution
- Baisse de la meilleure acuité visuelle corrigée (MAVC), avec une augmentation sphérocylindrique myopique.
- Sur la vidéotopographie, on note une augmentation du Kmax de +1 D en 3 à 6 mois ou de +2 D en 6 mois à 1 an.
- Amincissement de la pachymétrie au point le plus fin.
Bien qu’il n’y ait pas de critères stricts d’indication du cross-linking, il est indiqué dans le kératocône évolutif et ce, chez des patients âgés de moins de 18 ans.
Les contre-indications sont :
- Opacité centrale.
- Épaisseur cornéenne inférieure à 400 µm.
- Kmax supérieur à 58,00 D.
- Infection active.
- Antécédents d’infection à HSV.
- Grossesse.
Les objectifs sont :
- Ralentir, voire stabiliser la progression du kératocône.
- Améliorer l’acuité visuelle (AV) en régularisant le dioptre cornéen.
Cas clinique
Lors de l’examen clinique, l’AV était mesurée à 8/10 faible sans correction à droite, et à 4/10 faible à gauche ; correction portée : -0,50(-4,00)170°.
L’examen à la lampe à fente permettait de diagnostiquer un kératocône devant l’amincissement cornéen nettement visible en fente fine, particulièrement à gauche, avec stries de Vogt, sans opacité au sommet du cône. Il n’était pas retrouvé de conjonctivite gigantopapillaire. La vidéotopographie confirmait le diagnostic de kératocône centré bilatéral mais asymétrique, plus évolué à gauche (figure 1).
La patiente a été informée de l’importance de l’arrêt des frottements oculaires, de façon à ne pas aggraver le traumatisme mécanique. Un traitement local antihistaminique, lubrifiant, avec rinçages oculaires, a été instauré.
Devant le caractère évolutif, et compte tenu du jeune âge de la patiente, nous l’avons adressée au CHU en vue de réaliser un cross-linking (CXL) avant une adaptation en lentilles de contact. Le premier CXL a été réalisé sur l’œil gauche (OG) en juillet 2019, avec un contrôle postopératoire au cabinet un mois plus tard (l’ablation de la lentille pansement ayant été réalisée au CHU). Lors de l’examen clinique, l’AV était mesurée à 5/10 au TS, sans correction, non améliorable. À l’examen à la lampe à fente, on notait la présence d’un pseudo-haze central, avec stries plus ou moins fluo+ et un léger œdème cornéen épithélial.
Le second CXL a été réalisé sur l’œil droit (OD) 2 mois plus tard, fin octobre 2019. L’ablation de la lentille pansement a été effectuée au cabinet à 3 jours en postopératoire.
À l’examen à la lampe à fente, on notait, à droite, une ulcération centrale de la cornée en cours de cicatrisation, et à gauche la persistance du pseudo-haze central.
Au contrôle postopératoire à 4 mois sur l’œil gauche (OG), à 5 semaines sur l’œil droit (OD), la patiente étant sous Flucon + Théalose, l’examen clinique retrouvait une AV très abaissée à droite à 2,5/10 sans correction, non améliorable ; à gauche, elle plafonnait à 4/10 faible, correction portée +0,00(-4,00)170°. À l’examen à la lampe à fente, on notait à droite un pseudo-haze central avec fluorescence discrète, et à gauche, une régression mais non la disparition du pseudo-haze.
À l’examen à la lampe à fente, on notait à droite un pseudo-haze central avec fluorescence discrète, et à gauche, une régression mais non la disparition du pseudo-haze.
Début janvier 2020, lors du contrôle postopératoire à 5 mois OG, à 2 mois OD, la patiente étant sous Flucon + Théalose + Vitanuit, l’examen clinique retrouvait une AV quasiment inchangée : OD à 2,5/10 correction portée +0,00(-2,00)60°, à 8/10 au TS OG, correction portée +0,00 (-4,00)170°. L’examen vidéotopographique réalisé retrouvait des images à peu près semblables à celles de l’examen précédent. Toutefois la zone de lyse centrale à droite semblait diminuer (figure 3).
Devant la gêne visuelle très importante de la patiente, et ce malgré une pachymètrie fine notée à 399 OD/387 OG, les essais pour l’adaptation en lentilles OG ont été programmés. L’évolution de la cornée à droite s’est poursuivie avec un comblement progressif du déficit cornéen central qui a permis de commencer les essais pour l’adaptation en lentilles OD en mai 2020 (figures 4 et 5).
En juillet 2020, soit 1 an après la réalisation du premier CXL à gauche, des lentilles d’essai ont été prescrites : OD Menicon Rose K2 XL ro 7,40 Dia 14,60 P +1,00 EL -0,50 ; OG Menicon Rose K2 XL FT ro 7,20 Dia 14,60 P +0,50(-1,25)50° EL -0,50.
Un port progressif a été recommandé, selon le protocole établi par le laboratoire, avec réévaluation de la tolérance après 15 jours de port, en fonction de l’AV et de la réaction cornéenne. Ainsi, fin juillet 2020, au premier contrôle des Rose K2 XL, les lentilles étaient bien supportées : portées 6 jours sur 7, 8 heures par jour.
L’AV en lentilles était satisfaisante, après réajustement de la correction à 9/10 OD L+(+0,25(-1,00)125°), à 9/10 OG sans addition.
Fin août 2020, le contrôle des lentilles après un mois de port était satisfaisant : lentilles bien supportées, portées régulièrement 7 jours sur 7, 8 à 10 heures par jour. L’AV était à 6/10 faible OD, optimisée à 8/10 faible avec une surréfraction notée à +0,25(-1,00)125°, OG à 8/10 sans addition.
À l’examen à la lampe à fente, on notait une adaptation relativement satisfaisante : les lentilles étaient centrées, la mobilité inférieure à 0,5 mm, pas d’appui noté, une ZI plus large sur l’œil droit, mais on notait une KPS diffuse en dehors de la zone optique, ce qui a conduit à modifier les paramètres des lentilles ainsi que l’entretien. Le Menicare Pure + Progent (produits recommandés par le laboratoire Menicon) ont été remplacés par un produit oxydant : Oxyclean + Procare.
Paramètres des lentilles définitives :
- œil droit : Menicon Z Rose K2 XL FT ro 7,50 dia 14,60 P +1,75(-1,00)125° EL -0,50 ;
- œil gauche : Menicon Z Rose K2 XL FT ro 7,30 dia 14,60 P +1,00(-1,25)50° EL -1,00.
Avec traitement protecteur de la cornée : Théalose (figure 6).
Le dernier contrôle a été effectué début juillet 2021. Les lentilles sont bien supportées, portées 5 jours par semaine, 12 heures par jour.
L’entretien : Oxyclean + Procare ; traitement poursuivi par Théalose 1 à 3 fois par jour, en fonction de la gêne.
L’AV est notée à 9/10 OD, 9/10 OG : 10/10 en vision binoculaire.
À l’examen à la lampe à fente, on note un léger pseudo-haze central bilatéral mais la cornée reste fluo négative. Il n’est pas retrouvé de conjonctivite gigantopapillaire.
Les lentilles sont renouvelées avec les mêmes paramètres, à l’exception des dégagements, jugés excessifs : EL diminué à -1,00 pour les 2 yeux (figure 7).
Discussion
Dans la littérature, il est noté que les complications après la réalisation d’un CXL sont rares [2]. Il s’agit essentiellement de complications infectieuses en lien avec la désépithélialisation peropératoire ou avec la pose d’une lentille pansement. Les complications cicatricielles stromales de type pseudo-haze, bien que fréquentes, sont le plus souvent régressives.
Dans le cas présenté, la question posée est : la fragilité cornéenne de la patiente était-elle prévisible ?
La pachymètrie préopératoire a été réalisée au CHU et il n’y a pas eu de contre-indication à la réalisation d’un CXL conventionnel.
Le protocole peropératoire a été respecté et la patiente a cessé les frottements oculaires en postopératoire, avec mise en place d’un traitement par Naabak pendant quelques mois.
La réalisation d’un CXL par voie transépithéliale Epi-on aurait-elle permis de pallier l’apparition d’une kératolyse centrale postopératoire ? Rétrospectivement, il est difficile de se prononcer tant la réaction cornéenne a été surprenante [3,4].
Lors de l’adaptation en lentilles, le choix s’est porté sur une lentille cornéosclérale plutôt qu’une lentille sclérale. La lentille cornéosclérale Rose K2 XL est en effet plus fine et la clearance apicale plus faible, autant de propriétés qui justifiaient ce choix devant une cornée très fragilisée.
Conclusion
Bien que l’adaptation en lentilles post-CXL ait été rendue difficile par le changement important de la géométrie cornéenne et surtout de la zone apicale, par la fragilisation de la cornée qui a retardé l’adaptation et la réhabilitation visuelle, le résultat est satisfaisant en termes de confort de port ainsi que de confort visuel. Le suivi doit être cependant rigoureux chez cette jeune fille afin de pérenniser les résultats obtenus.
Références bibliographiques
[1] Fournié P, Cassagne M, Touboul D, Malecaze F. Kératocône. EMC Ophtalmologie. 2018;35(4):1-15.
[2] Jouve L, Borderie V, Temstet C et al. [Corneal collagen crosslinking in keratoconus]. J Fr Ophtalmol. 2015;38(5):445-62.
[3] Deshmukh R, Hafezi F, Kymionis GD et al. [Current concepts in crosslinking thin corneas]. Indian J Ophthalmol. 2019;67(1):8-15.
[4] Saad S, Saad R, Jouve L et al. [Corneal crosslinking in keratoconus management]. J Fr Ophtalmol. 2020;43(10):1078-95.