Adaptation en lentilles des patients âgés Quelles possibilités ?
La définition d’une personne âgée est difficile, et si l’Organisation mondiale de la santé en fixe la limite inférieure à 60 ans, cet article traitera de l’adaptation de sujets dont l’âge est problématique, du fait de déficits moteurs, neurologiques ou mentaux, sensoriels ou sensitifs, ou de pathologies de la surface oculaire, le plus souvent après la huitième ou la neuvième décade.

Pour ces patients, les demandes d’adaptation pour des raisons esthétiques sont rares, et les indications sont plus souvent thérapeutiques : soit optiques avec les aphaquies unilatérales et les irrégularités cornéennes, soit trophiques avec des cornées remaniées, ou encore comme pansement protecteur des effets d’une malposition ciliaire. La contactologie peut alors apporter une réhabilitation majeure de la vision, du comportement et de la qualité de vie.
Les manipulations quotidiennes sont parfois impossibles et déléguées à un proche ou à un professionnel de santé entraîné.
Modifications anatomo-physiologiques
Sécrétion lacrymale
Une involution de la sécrétion lacrymale principale réduit le volume lacrymal, sous dépendance hormonale (principalement des androgènes), et la diminution de stimulation nerveuse favorise la sténose du canal d’excrétion.
Un dysfonctionnement des glandes de Meibomius augmente l’évaporation du film et crée des zones de sécheresse (dry spots).
La sécheresse entraîne peu à peu un conjonctivo-chalazis et réduit l’esthésiométrie cornéenne.
Le port d’une lentille accroît l’évaporation par modification de la phase lipidique du film lacrymal.
Presbytie
Le diamètre pupillaire diminue au cours de la vie. Il entre en compte dans l’adaptation contactologique et un mauvais jeu pupillaire peut contrarier la correction de la presbytie par vision simultanée.
Insister sur la nécessité d’un bon éclairage en vision de près est essentiel, mais souvent négligé par une population devenue photophobe par diminution de transparence cristallinienne.
Indications
Syndromes secs et anomalies de l’épithélium cornéen sont les principales indications.
Une aphaquie unilatérale peut être adaptée en l’absence de possibilité d’implantation secondaire.
Un trouble de la statique palpébrale ou un frottement de cils ectopiques peut bénéficier pendant la période d’attente de la chirurgie d’un équipement éphémère qui rendra la surface oculaire moins inflammatoire.
En complément d’une greffe de membrane amniotique posée au bloc opératoire et gardée dans les suites opératoires immédiates, elle permet d’isoler le greffon des paupières.
La résorption de l’œdème d’une kératopathie bulleuse par une lentille souple très hydrophile, classique alternative à la kératoplastie transfixiante, a petit à petit perdu sa raison d’être depuis l’avènement des greffes endothéliales.
Quelles lentilles utiliser ?
Lentilles sclérales
Les troubles trophiques de la surface oculaire peuvent évoluer vers un état préperforatif malgré un traitement topique et/ou chirurgical (greffe de membrane amniotique, kératoplastie, sérum autologue, immunosuppresseurs).
L’adaptation d’une lentille sclérale est une réponse élégante et efficace [1,2], se heurtant toutefois à 2 problèmes majeurs : la rareté des ophtalmologistes adaptateurs et la difficulté à manipuler.
Si l’adaptation d’une lentille minisclérale ou sclérale sur une cornée irrégulière requiert une expérience et une bonne connaissance des géométries et des possibilités de modification des courbures centrales, cornéennes périphériques, limbiques et de l’appui scléral en incluant les profils à dégagements toriques, il n’en est pas de même pour une pathologie cornéenne liée à un syndrome sec avancé. La lentille sclérale aura alors des dégagements standard et une flèche peu marquée, la difficulté résidant dans l’évaluation du film lacrymal sous lentille (environ 200 à 300 µ, soit une demi-épaisseur cornéenne).
L’orientation de la fente fine à 90° des oculaires permet sa visualisation en coupe et peut balayer l’intégralité de la surface cornéenne.
Une iconographie par tomographie en cohérence optique cornéenne peut aider aux premières adaptations mais n’est pas indispensable (dans un contexte d’économie de coût et de temps passé).
La manipulation chez un patient motivé peut faire l’objet d’astuces de pose.
L’essentiel est de poser une lentille remplie de sérum physiologique sans additif et sans bulle d’air (qui crée un dessèchement cornéen localisé et rend le port rapidement très inconfortable puis insupportable). Le support consiste basiquement en une ventouse à prothèse, pouvant être remplacée par une bague-ventouse (figure 1).
Différents systèmes peuvent aider les patients dont les doigts ne sont plus assez agiles pour poser la lentille : la ventouse est sectionnée (pour le passage de la lumière) et encastrée dans un système éclairant, lui-même ventousé sur un plan horizontal (figure 2). La lentille est posée au sommet et remplie de sérum. Le patient tiendra avec les doigts des 2 mains ses paupières ouvertes et s’approchera du système en regardant le point de fixation jusqu’à contact de la lentille.
Pour les patients résidant en institution, il est en règle générale irréaliste de compter sur les équipes souvent changeantes et non formées pour les poser et les retirer quotidiennement ; en revanche, certaines équipes de soins à domicile, dont les horaires sont plus réguliers, ont pu être formées (exemple de Caen et sa périphérie).
L’altération de la surface des lentilles n’est pas rare chez ces patients, rendant la lentille hydrophobe et impactant l’acuité visuelle. L’entretien ne doit pas se contenter d’un trempage nocturne dans une solution multifonction. Il doit associer quotidiennement un savonnage systématique à la dépose à une déprotéinisation hebdomadaire.
La mise récente sur le marché d’étuis à paniers pour lentilles sclérales (figure 3) permet un entretien par peroxydes avec neutralisation par comprimés, certains fabricants y incluant un déprotéinisant enzymatique. On évite ainsi tout résidu de produit multifonction qui, emprisonné sous la lentille et sans clairance suffisante, peut générer une intolérance.
Différents matériaux et traitements de surface (plasma, hydro-PEG…) peuvent être proposés pour limiter l’assèchement de la face antérieure.
Des dépôts peuvent se former dans l’interface cornée-lentille, imposant une dépose de la lentille en cours de journée et son nettoyage avant la repose. Si le sérum physiologique non conservé est le liquide de remplissage classique, on peut être tenté de conseiller un hyaluronate de haute densité (0,3%).
Lentilles rigides classiques
Une lentille rigide cornéenne permet de gommer les irrégularités de surface. Les matériaux actuels allient une perméabilité et une résistance aux dépôts nécessaires à un port journalier, voire étendu en cas de difficultés de manipulation.
Pour les lentilles fortement positives (aphaques), on privilégie un grand diamètre (supérieur à 10 mm), avec une petite zone optique pour en limiter le poids et un dégagement généreux pour en améliorer la statique [3].
Lentilles souples « thérapeutiques »
Pour certains patients atteints d’une déficience mentale ou sensorielle et placés en établissement, les manipulations biquotidiennes d’une lentille sclérale ne sont pas envisageables en l’absence d’un personnel motivé et formé.
L’état de surface peut être amélioré par une lentille à haute transmissibilité [4] avec un DK/e supérieur à 125 (unités ISO), de puissance neutre : le lotrafilcon A se décline en 2 rayons (8,4 et 8,6) avec une transmissibilité de 175 ISO. Cette lentille est la seule à posséder une AMM de port prolongé jour et nuit pendant 30 nuits.
Les patients sont sensibilisés à l’éventuelle survenue d’un incident infectieux : la surveillance doit être renforcée et la survenue d’un inconfort doit immédiatement faire arrêter le port et consulter.
Exemple 1. Georges, 73 ans, greffé de moelle osseuse après une leucémie et ayant développé une réaction du greffon contre l’hôte (GVH)
Adressé pour une kératite herpétique bilatérale au stade de perforation cornéenne à l’œil droit (OD) et de préperforation à l’œil gauche (OG), avec une acuité réduite à la perception des mouvements à droite et 1/10 faible à gauche, il bénéficie d’une greffe de membrane amniotique sur chaque œil avec la mise en place d’une lentille pansement pendant une dizaine de jours. Dans les suites, le frottement des cils ectopiques a donné lieu à de multiples chirurgies palpébrales et sont adaptées des lentilles sclérales ICD d’un diamètre de 16,5 avec une flèche de 4 300 µ. L’appui conjonctival au bord étant serré avec un arrêt de circulation capillaire et un aspect de blanchiment (A), l’ouverture du rayon scléral (SLZ pour scleral landing zone) de -3 puis de -5 rend le port moins inconfortable (B). Malgré une mouillabilité insuffisante (C), les lentilles portées permettent une réhabilitation visuelle (2/10 OD et 5/10 OG) et la récupération d’une surface cornéenne beaucoup moins inflammatoire.
Exemple 2. Marianne, 95 ans, a un lourd passé ophtalmologique : DMLA (confluence de drusen sans néovaisseaux) [A et B], glaucome actuellement agonique (malgré un traitement chirurgical, laser et médical) [C], entropion (opéré mais avec une repousse itérative de cils ectopiques) [D, flèche]. Elle ne perçoit plus que les mouvements. Elle présente également une kératite chronique avec des néovaisseaux et une épithélialisation cornéens à gauche [E], ainsi que des précipités descémétiques pendant les poussées inflammatoires.
La pose d’une lentille en lotrafilcon B à port continu pendant 30 jours (F) permet d’atténuer l’état inflammatoire cornéen, mais requiert une surveillance au moins mensuelle et la coopération du personnel soignant de l’établissement de résidence à la moindre modification, les consignes étant de déclencher une consultation en présence d’une inflammation persistante au retrait ou en cas d’impossibilité d’enlever la lentille. Quand la lentille n’est pas perdue et que l’œil n’est pas sécrétant, l’état trophique de la surface s’améliore (G et H).
Exemple 3. Colette, 87 ans, est suivie pour une DMLA exsudative lui laissant une acuité bilatérale à 1/10 corrigée
La douleur à l’OG est le motif de consultation en urgence, avec une lésion pseudo-dendritique (A). Un traitement antiherpétique par voie générale est mis en place par précaution avec, en complément, une antibiothérapie topique. Une semaine plus tard, la topographie de l’ulcération s’est modifiée : plus étendue et sans pseudo-dendrites, avec persistance de la sensation douloureuse (B). La pose d’une lentille Senofilcon de Ro 8,4 et de puissance nulle a permis en 48 heures la cicatrisation complète (C et D).
Exemple 4. Maria, 91 ans, atteinte d’une démence sénile avec amnésie, est néanmoins entourée par ses enfants qui l’amènent en consultation chaque mois. Les douleurs accompagnant sa kératite en bandelette (A) ont cédé à la pose d’une lentille en lotrafilcon de puissance nulle et de rayon 8,40 (B). Après 4 ans, l’état de surface cornéen s’est nettement amélioré (C) au prix d’une lutte mensuelle lors du retrait et de la repose de la lentille.
Conclusion
L’âge avancé n’est pas une contre-indication en soi de l’adaptation de lentilles. Une attention particulière doit être donnée à l’environnement, qui influe sur l’indication du type de lentille utilisée.
Une surveillance stricte permettra de réduire le risque d’effets indésirables.
Références bibliographiques
[1] Koppen C, Kreps EO, Anthonissen L et al. Scleral lenses reduce the need for corneal transplants in severe keratoconus. Am J Ophthalmol. 2018;185:43-7.
[2] Schornack MM, Pyle J, Patel SV. Scleral lenses in the management of ocular surface disease. Ophthalmology. 2014;121(7):1398-405.
[3] Colliot JP. Principes d’adaptation sur cornées hors normes. Réflexions Ophtalmologiques. 2017;210(22):6-11.
[4] Boulanger G, George MN. Surface oculaire et lentilles. In: Pisella PJ, Baudouin C, Hoang-Xuan T, eds. Surface Oculaire. Rapport SFO 2015. Elsevier-Masson, Paris. 2015:381-93.